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22 avril 2010 4 22 /04 /avril /2010 21:03

 

Les plats se suivirent ainsi sous le bavardage incessant de la jeune femme entrecoupé des compliments inlassables de Gildun. Quand la table fut débarrassée pour la deuxième fois avant l’arrivée du dessert, Alana n’y tint plus et se tourna vers sa voisine de droite qu’elle n’avait pas beaucoup entendue pendant la soirée.

- Je vous en prie, parlez-moi ! Si je subis une seconde de plus son jacassement, je crains de dire des paroles qui réduiront à néant tous mes efforts pour paraître éduquée et polie, s’exclama-t-elle avec écœurement.

La jeune femme tourna un visage surpris qui s’étira d’un fin sourire. Elle avait des cheveux courts qui lui effleuraient les épaules au contraire de toutes les dames présentes. Elle était plutôt jolie bien que d’une beauté discrète, la poitrine menue et la taille fine. Dans ses yeux marron brillait une vive intelligence.

- J’accepte de vous aider, je déteste moi-même ce genre de commérages intarissables.

- Merci infiniment ! J’ai du oublié votre nom, vous êtes… ?

- Zavi Eridan.

- Et bien Zavi, je suis ravie de discuter avec vous !

Sa voisine la considéra d’un regard suspect à l’emploi direct de son prénom mais ses lèvres esquissèrent un nouveau sourire.

- Le plaisir est partagé Alana. Vous avez du ressentir une grande joie à l’évocation de votre nom sur la place public cet après-midi.

- Une grande joie ? C’était l’apothéose complète ! J’ai même salué la foule en partant. J’étais sûrement ridicule devant tous ces gens, le visage si rouge d’émotions qu’il devait en être cramoisi.

Alana rit légèrement tandis que Zavi la contemplait d’un visage avenant sans toutefois marquer de réactions plus visibles.

- Vous paraissez habituée à porter ce genre de robe, déclara subitement Zavi.

- C’est gentil, mais je suis persuadée du contraire. On m’aurait habillée d’une armure de métal que je n’aurais pas été moins à l’aise, répondit Alana avec une grimace. Et je suis convaincue que tous les nobles ici présents, y compris le roi, se demandent ce que je fais là. Je ne saurais même pas leur répondre.   

- Le Destin dirige ainsi le monde.

- Je ne crois pas au Destin, où celui-ci serait l’être le plus sournois et le plus malveillant qu’il existe vu les atrocités qui demeurent depuis toujours.

Zavi l’observa, surprise de cette réaction catégorique.

- Ne crois-tu pas en l’équilibre des forces ? Une balance entre le bien et le mal, chacun dirigé par une entité qui nous est impossible de comprendre ou même d’appréhender ? Ne crois-tu pas en Helios, dieu du Soleil qui guide chacun d’entre nous dans la voix qui lui est destiné ?

- Non. Je crois en le pouvoir des hommes d’accomplirent des bonnes actions comme des mauvaises. Je pense que c’est à chacun de nous de faire pencher la balance dont tu parles, sans intervention divine ou je-ne-sais-quoi. Je ne crois pas aux créatures de l’Errance, comme je ne crois pas aux fantômes. Je ne crois pas au Destin ni à Helios, comme je ne crois pas aux esprits. Ma seule religion est celle du cœur et la seule justice que j’applique est celle qui me laisse m’endormir en paix le soir.

Les deux femmes se jugèrent du regard sans même remarquer qu’elles étaient naturellement passées du vouvoiement ou tutoiement. La petite blonde aux joues rebondies profita de ce bref silence pour tenter de s’insérer de nouveau dans la conversation, essayant une nouvelle fois de monopoliser l’attention de l’invité phare de la soirée.

Alana se vit obligée de tourner la tête dans sa direction, en plaquant sur ses lèvres un sourire irréprochable.

- Vous savez, continuait la petite blonde sans s’apercevoir de rien, mon valet m’a abandonnée une soirée pour soi-disant garder son enfant malade. Comme si sa vie personnelle était plus importante que mon confort. Je ne le paye pas pour rien. Et la fois où je suis montée à cheval, j’ai failli…

Alana serra les poings. Elle respira lentement pour conserver un visage agréable mais elle ne put s’empêcher de bouger les mains pour réaliser un mouvement que Mendy lui avait enseigné pendant sa préparation. Zavi aperçut le geste. Ses yeux s’élargirent de surprise. Elle suivit les signes reproduits par Alana : « grosse » « truie » avec ébahissement. Quand elle comprit qui elle désignait ainsi, elle éclata de rire, provoquant une foule de regards inquisiteurs dans sa direction.

Zavi était connue pour être une jeune femme réservée à qui il était difficile de tirer d’avantage qu’un sourire compatissant. Alana la regarda étonnée qu’elle ait pu comprendre le sens de ses mots silencieux. Sans plus se soucier de la petite blonde qui les fixait la bouche encore ouverte, elle lui demanda :

- Tu comprends le langage des signes ?

- Ce serait plutôt à moi de te poser la question. Où as-tu appris ça ?

- C’est une servante, Mendy, qui me les a enseignés avant de venir ici.

- Mendy s’est occupée de toi ? s’étonna Zavi en fronçant les sourcils.

- Tu l’as connais ? C’est Kheka, une autre servante qui est allée la chercher quand j’ai refusé l’aide des autres domestiques.

- Kheka ? Que faisait-elle avec toi ? Je les laisse une demi-journée seules et voilà où je les retrouve ! Kheka et Mendy sont mes servantes personnelles. Ce sont des femmes d’une rare fidélité et je ne supporterai pas des critiques à leur encontre. 

- Des critiques ? Elles ont été d’une gentillesse remarquable avec moi. Quand j’ai appris que Mendy était muette et quand je l’ai vu s’exprimer avant ses mains, j’étais ébahie. Je ne savais même pas qu’il existait une telle langue ! Tu sais la parler ?

Zavi la regarda, les yeux pétillants de malice, et exécuta une série de gestes rapides qu’Alana fixa avec enthousiasme.

- Je n’ai rien compris, dit-elle avec un grand sourire, mais je suis impressionnée. Et moi, mes gestes étaient corrects ?

- Le vocabulaire était sommaire, déclara Zavi, mais terriblement expressif !

La petite blonde ne trouva pas de meilleur moment pour tenter de s’immiscer une fois de plus dans leur conversation.

- De quoi parlez-vous ?

Les deux jeunes femmes se regardèrent et éclatèrent de rire. Leur fou rire attira de nombreux regards suspects qu’Alana et Zavi ne remarquèrent pas, trop occupées à essayer de se calmer.

- Ce doit être les nerfs qui lâchent, haleta Alana en reprenant son souffle.

Une mélodie débuta alors et résonna avec légèreté dans la salle, stoppant un instant tous les échanges. Alana se détourna de la table pour fixer les musiciens, découvrant pour la première fois un orchestre. Chacune des personnes qui tenaient un instrument étaient habillée d’un costume bleu foncé aux boutons d’or et se tenait dans une position irréprochable. Le roi était vanté dans tout le royaume pour ses artistes de qualité et ses musiciens étaient réputés pour rendre jaloux un rossignol. Les notes s’élevaient sous le regard émerveillé d’Alana qui se sentait comme une enfant assistant à un spectacle de marionnette même si une boule au creux de son ventre lui rappelait la réalité.

Gildun profita des premiers nobles qui se levaient pour rejoindre la piste de danse pour tenter d’attirer Alana.

- M’accorderez-vous cette danse ? demanda-t-il d’une voix doucereuse.

- Je suis désolée, je préfère rester à ma place pour le moment, répondit-elle avec un sourire contrit.

Gildun esquiva une moue déçue qu’il réprima aussitôt. Il insista quelques minutes avant de se résoudre à inviter la petite blonde au visage rebondi qui accepta aussitôt son offre. Alana les vit s’éloigner avec plaisir mais quand elle se tourna en direction de Zavi pour partager cette joie, elle la découvrit s’éloignant au bras d’un jeune homme vers le centre de la salle.

Alana se retrouva seule pour la deuxième fois de la journée et ses pensées l’assaillirent de nouveau, lui serrant le cœur de doutes et de questions. Un serveur en gris déposa devant elle son dessert, une tarte aux pommes encore chaude, recouverts d’une onctueuse crème blanche. Alana s’empara de sa cuillère en argent et porta machinalement un morceau de tarte à ses lèvres. Les bouchées ne semblaient plus avoir de goût. La profusion de nourriture qu’elle avait vue en une soirée l’écœurait. Elle qui avait si souvent eu faim auparavant n’éprouvait aucun plaisir devant le festin qui avait été préparé en son honneur.

- Vous dansez ? fit soudain une voix derrière elle.

 

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22 avril 2010 4 22 /04 /avril /2010 20:55

 

            - Vous êtes prête mademoiselle, annonça Kheka avec un sourire. Vous êtes aussi belle qu’une rose au printemps.

            Alana lui fit la grimace pour montrer l’importance qu’elle accordait à son apparence, mais les fossettes qui éclairèrent son visage prouvèrent qu’elle en était ravie.

            - Et bien, je vous suis jusqu’à la table du roi. Comment cela s’est-il passé pour mon prédécesseur ?

            - Je n’ai participé qu’au banquet de l’année dernière donc je ne sais pas si le protocole est le même chaque an. Mais monseigneur Dylan de Miratol s’était vu introduire en grande pompe dans la salle de réception sous les saluts des nobles. Il avait été placé à la droite du roi et tout avait été mis en place pour répondre au moindre de ses désirs.

            Alana secoua la tête sans parvenir à cacher sa consternation.

            - Qu’est-ce que je fais là… Mordiable ! Imagine que tu devais être présentée au roi du jour au lendemain.

            - Aussi bizarre que ça vous paraisse, je pense que vous êtes à votre place ici.

            - Je pense tout le contraire, mais je ne suis pas encore assez folle pour refuser de vivre un an chez les elfes.

            - Vous serez parfaite dans votre rôle, ne vous inquiétez pas ! Vous avez fait grande impression tout à l’heure aux bains.

            Alana sourit.

            - Et bien, espérons que les nobles seront d’accord avec vous. Nous devrions y aller, Mendy s’impatiente.

            Kheka hocha la tête et les trois femmes se mirent en marche. Alana observait avec attention les couloirs. Elle aperçut de formidables tapisseries qui recouvraient des murs entiers où étaient réalisées avec finesse des scènes de chasse. Sur l’une, des cavaliers brodés s’élançaient derrière un daim qui bondissait avec légèreté au-dessus d’un buisson. Alana essayait de noter tous les détails dans son esprit, convaincue que ce qu’elle vivait allait se terminer rapidement et que la mascarade de sa venue au château serait vite dénoncée.

           

            - Nous y sommes mademoiselle.

Alana se tenait devant la grande porte qui menait à la salle de réception brillamment éclairée. A côté d’un des battants imposants se tenait un vieil homme qui veillait avec dignité à l’ordre d’entrée des nobles. Elle s’approcha de lui sous un geste de Mendy.

- Alana Sakmir ? demanda-t-il alors qu’elle n’avait pas encore ouvert la bouche. Vous allez être introduite dès que tous les invités auront pris place.

Alana ne put qu’acquiescer avant de se retirer près de Kheka et de Mendy à l’écart. Elle attendit en silence son tour, la tension la gagnant peu à peu. Son ventre était noué et elle ne parvenait pas à décrisper ses mains. Quand enfin le vieil homme lui fit signe de venir, elle inspira longuement. Kheka lui sourit pour l’encourager et Mendy lui pressa le bras.

Elle se tint dans l’ouverture de la porte, la gorge serrée. Un flot de lumière vint agresser ses pupilles. De grandes tables aux nappes blanches éclatantes étaient dressées et de partout la vaisselle en or brillait. Le vieil homme la contempla un instant, comme surpris de la trouver encore là, puis se tourna vers l’assemblée.

- Alana Sakmir ! annonça-t-il d’une voix portante.

Toutes les têtes convergèrent vers elle mais aucune ne lui adressa le signe de bienvenue dont avait parlé Kheka. Alana s’avança dans la salle d’un pas lent, descendant les quelques marches qui permettaient de rejoindre les invités. Elle laissa son regard dériver, impressionnée par la profusion de richesse étalée devant elle, jusqu’au moment où elle remarqua la seule chaise encore libre.

Alana stoppa sa progression. La place était située loin du roi et des nobles les plus influents de la cour. Elle qui était sensée être la personne fêtée de ce banquet, la position était insultante. Elle n’était pas tatillonne des convenances – elle venait bien de la rue - mais elle détestait qu’on la prenne pour plus bête qu’elle n’était.

L’angoisse d’être introduite au palais se mua progressivement en colère. Les regards peu amènes des convives ne firent que renforcer l’humeur changeante d’Alana. La prenaient-ils pour une misérable sans savoir-vivre ? Elle releva la tête, décidée.

« Jorin, c’est aujourd’hui qu’on va voir si tes leçons absurdes servent à quelque chose. »

Alana reprit son avancée, le port princier, très droite. Elle passa devant la place qui lui était assignée sans un regard, sous la stupéfaction générale. Elle se dirigea d’une démarche déterminée vers le roi qui l’a vit approcher, le visage impénétrable. Quand elle fut parvenue à sa hauteur, elle plongea dans une révérence qui fit voleter sa robe, effleurant des genoux le sol. Elle resta ainsi courbée tout en prenant la parole.

- Majesté, c’est un grand honneur de dîner si près de vous, prononça-t-elle d’une voix servile. Je protégerais nos relations avec les elfes au péril de ma vie.

Le silence de la grande salle était tel que le battement d’ailes d’un oiseau aurait parut dérangeant. Ses paroles résonnaient claires et chacun pouvaient les entendre avec distinction. Le roi la contempla un instant sans répondre avant de lui poser la main sur l’épaule.

- Merci mon enfant, j’accepte le prix de votre vie pour la sureté du royaume. Que la sagesse éclaire votre esprit et que l’ombre se tienne éloigné de votre cœur.

- Merci mon roi, que la lumière guide votre main vers des lendemains de paix, prononça-t-elle en se redressant.

Les yeux du roi s’écarquillèrent de surprise. La formule de politesse était ancienne et peu de personnes l’utilisaient encore. Jorin avait insisté pour la lui enseigner lors de ses cours de bonnes-manières imposées. Alana s’était moquée de lui quand il la lui avait fait répéter en lui expliquant qu’elle devait être utilisée seulement à l’égard d’individus de très hauts rangs. Elle qui n’avait même pas de travail fixe, ne se trouverait jamais être en présence de telles personnes ! Bien sûr, ça c’était la théorie.

Ivac III, réputé pour son visage impassible quelques soient les nouvelles qui lui étaient rapportées, regarda Alana s’incliner une nouvelle fois avant de se détourner, la bouche entrouverte.

Alana sentait son cœur s’emballer dans sa poitrine. Son apparence tranquillité était bien loin de la réalité et ce fut avec soulagement qu’elle rejoignit la place qui lui avait été assigné. Elle n’eut pas conscience des regards qui la suivirent et qui semblaient la découvrir pour la première fois. Bien loin des dames de la cour aux robes volumineuses et aux coiffures compliquées, Alana dégageait une prestance naturelle dont elle n’avait pas conscience et quelques paires d’yeux brillèrent d’envie.

Un domestique tout habillé de gris lui tira la chaise où elle s’assit avec un sourire. Elle ne devait pas faire d’erreur, elle ne leur laisserait pas l’occasion de la critiquer et de la dévaloriser. L’homme à sa droite était vêtu d’un costume de velours bleu foncé et ses yeux ne la lâchaient pas. Elle se tourna de son côté et lui tendit la main qu’il baisa.

- C’est un honneur de vous rencontrer Alana Sakmir, dit-il d’une voix enjôleuse dégoulinante de fausses attentions.

- S’en est un pour moi aussi, monseigneur… ?

- Gildun Briganh, pour vous servir ma chère.

Elle inclina la tête, le sourire toujours accroché aux lèvres malgré la répugnance qu’il lui inspirait. Une petite blonde assise en face d’elle au décolleté aguicheur, s’empressa à son tour de se présenter. Alana répondit ainsi à plusieurs salutations avant de remarquer le compagnon du roi qu’elle avait croisé aux terrains d’entraînement des gardes non loin d’elle.

- Monseigneur, lui adressa-t-elle avec un réel sourire.

- Alana, c’est un plaisir de vous rencontrer à nouveau. Je suis Dhalim Fekda de la maison des Pyrocornes.

Alana se demanda si elle devait être impressionnée ou si cette maison était sensée lui évoquer quelque chose de précis. Elle savait seulement que les Pyrocornes étaient le nom des licornes de feu qui peuplaient les contes pour enfants, réputées pour leur pelage de cendre et leur crinière enflammée. Ils étaient souvent évoqués comme les montures des cavaliers de l’Errance, les terribles Schwarzs.

Elle n’eut pas le temps de lui demander des explications que la petite blonde dont le nom lui avait déjà échappé l’interpella de nouveau. 

 

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20 mars 2010 6 20 /03 /mars /2010 12:45

«  Laisse les te croire inférieure, petite, beaucoup de soucis te seront épargnés et beaucoup de surprises leur seront réservés. »

 

 

            Alana entra dans sa chambre alors que Murzim refermait déjà la porte derrière elle et s’en allait rejoindre les cuisines. Le reste du trajet s’était déroulé en silence, Mimi la guidant à travers le château quelques pas devant elle. Cela n’avait pas arrangé son impression d’être hors-jeu, comme si elle était un oiseau qui tentait de devenir poisson en s’immergeant dans l’eau. La transformation était-elle réellement possible ou finirait-elle noyée ?

Ses pensées furent pourtant balayées quand Alana leva la tête. Elle observa la pièce avec ébahissement. Elle n’avait jamais eu de domicile fixe mais aucune des chambres qu’elle avait habité n’égalait ne serait-ce que d’un centième celle qui lui faisait face. Un grand lit trônait en son milieu recouvert d’un drap rouge et or aux motifs ondulants. Un traversin de même couleur était soigneusement posé sur son haut et se finissait par des cordelettes tressées. Le mobilier qui la composait était fonctionnel tout en ayant l’élégance de ceux taillés dans du bois de qualité. Sur une grande armoire qui occupait tout un pan du mur se trouvait gravé un faucon fondant sur une rose, l’insigne de la royauté de Fodroc.

Alana encore plongée dans sa contemplation vit soudain surgir Kheka d’une petite pièce dont elle n’avait pas remarqué l’accès.

— Je commençais à m’inquiéter de ne pas vou… te voir arriver, s’exclama-t-elle en esquivant une légère révérence. Vous avez été retenus en chemin ?

Alana la contempla un instant avant d’esquisser un sourire. Ses traits impassibles se relâchèrent devant le visage rebondi aux fossettes marquées de la jolie blonde.

— On peut dire ça, répondit-elle. Alors quel est la suite de la journée ?

Elle se laissa tomber sur le lit avec un soupir de plaisir. Kheka se mit aussitôt à lui réciter les préparatifs qu’elle devait encore subir pour le banquet du soir. Alana se rendit compte que la fin de son après-midi allait se dérouler dans cette chambre à se faire farder et habiller comme une poupée inarticulée. Elle dut se résigner à cette option et tandis que Kheka disparaissait de nouveau dans la petite pièce qui jouxtait la chambre, elle testa son matelas en rebondissant dessus. La servante la trouva avec un sourire d’ange, assise en tailleur sur le lit, l’air de rien.

— Je vais faire appeler les autres domestiques, si vou… tu le permets, annonça Kheka en se dirigeant aussitôt vers le battant en bois de la porte.

— Attends ! s’exclama Alana. Je n’ai pas besoin d’une dizaine de femmes à mon service, je me préparerai très bien toute seule.

Kheka la regarda et fronça les sourcils. Elle s’apprêta à omettre une objection.

— Ne suis-je pas sensé pouvoir te donner des ordres ? la coupa Alana avant qu’elle ne puisse dire un mot. Et bien voilà, tu me suffis amplement.

Le froncement de sourcils de Kheka s’accentua.

— Vous pouvez agir ainsi, la prévint-elle en reprenant naturellement le vouvoiement, mais vous paraîtrez idiote en plus d’être sans éducation. Cependant, comme je dois vous obéir, je vais seulement demander à Mendy de nous rejoindre. Et pas la peine de protester ! continua-t-elle alors qu’Alana ouvrait déjà la bouche pour répliquer. Mendy est très gentille et très professionnelle, elle ne s’encombrera pas de chichis avec vous si cela peut vous rassurer.

— Très bien, acquiesça finalement Alana avec une petite moue butée.

Kheka s’éclipsa derrière la porte et Alana entendit le bruit de ses pas s’éloigner rapidement. Elle reprit son inspection de la chambre en ouvrant l’armoire au faucon. Elle se retrouva devant une profusion de couleurs et de tissus plus soyeux les uns que les autres. Elle sortit avec beaucoup de précaution une robe rouge dont le décolleté et le tour des poignets étaient finement mis en valeur par de la dentelle. Elle laissa sa main caresser la soie avant de la remettre religieusement dans l’armoire qu’elle referma doucement.

Elle retourna s’assoir sur le lit. Les pensées se bousculaient dans sa tête. C’était la première fois qu’elle se retrouvait seule depuis que le roi avait lu son nom devant la foule en folie. L’évènement lui paraissait déjà si lointain qu’elle n’arrivait qu’à grande peine à se convaincre qu’il s’agissait de ce même après-midi. Qui était-elle pour pouvoir dormir dans une chambre pareille ? Pour être introduite au château ? Jorin aurait su quoi faire, il savait comment se comporter avec les nobles. Son cœur se serra mais Alana s’obligea à écarter les doutes qui venaient l’assaillir. Elle allait vivre un an chez les Elfes et elle parvenait encore à se plaindre, cela ne lui ressemblait pas !

 

Kheka la trouva assise sur le matelas rembourré comme avant son départ. Elle s’effaça pour laisser entrer une femme d’une quarantaine d’années. Celle-ci portait la livrée bleue des serviteurs mais son visage marqué par la bonté interpellait au premier regard.

— Mademoiselle Alana, voici Mendy qui va vous aider à vous préparer.

— Bonjour, dit Alana en se levant et en tendant la main.

Mendy ignora le geste et s’inclina devant elle. Kheka s’approcha d’Alana et lui souffla à l’oreille.

— Mendy est très à cheval sur les convenances. Je ne pourrais pas vous tutoyer, je suis désolée.

Alana hocha la tête en signe d’acquiescement. Elle se rendait compte que ses efforts pour être traitée pour ce qu’elle était pouvaient se retourner contre les serviteurs.

— Et bien, par quoi commençons-nous ? se força-t-elle à prononcer avec un sourire.

Mendy se dirigea sans attendre vers l’armoire au faucon qu’elle ouvrit. Elle s’empara d’une robe imposante d’un jaune soyeux. Un léger voile blanc la recouvrait et captait la lumière du soleil qui entrait par une des grandes fenêtres de la pièce. Elle était ornée de pierres bleues et vertes qui rehaussaient son éclat. Alana la regarda faire en ouvrant de grands yeux. Mendy venait de s’emparer de la robe la plus chatoyante et la plus chargée de l’armoire.

— Je ne peux pas porter ça, murmura-t-elle dans un souffle.

— Bien sûr que si, s’exclama Kheka. Vous serez ravissante ! Vous allez voir, nous allons nous occuper de vous.

Alana secoua la tête, les yeux toujours accrochés à la robe.

— Je ne veux pas porter cette robe. Je… Elle est magnifique mais ce ne serait pas moi. Déjà que j’ai des doutes avec cette personne là, dit-elle en se désignant de haut en bas avec une grimace.

Elle se dirigea vers l’armoire où se tenait encore Mendy qui n’avait pas prononcé un mot. La servante lui barra le chemin en tendant d’un geste décidé la robe d’un jaune éclatant.

— Je regrette Mendy, je ne la porterai pas ce soir. Je ne reviendrai pas sur ma décision, même si vous gardez ce silence buté.

Kheka esquiva une toux discrète, gênée.

— Je suis désolé mademoiselle, mais Mendy est muette, elle ne peut pas vous répondre.

Alana ouvrit de grands yeux. La femme qui se tenait devant elle n’avait absolument rien de distinctif à part un visage compréhensif que quelques rides barraient et rien ne laissait présager son handicap. 

— Je m’excuse pour mes paroles, je ne le savais pas. J’espère que vous pardonnerez ma maladresse. Mais comment communiquez-vous avec les autres ? demanda-t-elle curieuse.

Mendy inclina la tête pour lui signifier qu’elle acceptait ses excuses. Elle remit la robe à sa place dans l’armoire puis se tourna vers Kheka à qui elle fit une série de gestes à l’aide de ses mains.

— Elle dit que vous avez tord de refuser cet habit, traduit Kheka sous le regard admiratif d’Alana. Et elle dit que nous devons nous dépêchez si vous voulez ne pas être en retard.

Alana sourit avant d’acquiescer. Elle se dirigea vers la penderie dans laquelle elle inspecta les robes une par une. Elle sortit finalement une toilette d’un violet profond. La coupe était simple mais élégante et mettrait en valeur ses courbes féminines sans être tape à l’œil.

Mendy fronça les sourcils mais elle s’empara de la tenue qu’elle étendit soigneusement sur le lit. Elle s’approcha de nouveau d’Alana et à l’aide de Kheka, lui retira sa robe. Alana se retrouva frissonnante au milieu de la chambre, seulement vêtue de ses dessous et d’un corset blanc. 

— Pouvez-vous m’apprendre quelques signes ? demanda-t-elle encore fascinée par la possibilité de parler sans articuler un mot.

Mendy lui jeta un regard surpris et échangea une série de gestes rapides en direction de Kheka. Alana observa en silence leur dialogue muet en resserrant ses bras autour d’elle pour se tenir chaud.

— Sans que cela ne gêne les préparatifs bien sûr, se crut-elle obligée d’ajouter.

Les deux servantes cessèrent leurs mouvements et se tournèrent vers elle. Mendy finit par incliner la tête et un sourire vint aussitôt éclairer le visage de Kheka.

— Elle accepte, s’exclama-t-elle ravie, mais bien sûr, nous ne devons pas traîner.

Alana se vit ainsi revêtue de sa robe qui épousa élégamment ses formes. Mendy ajouta à l’ensemble une fine ceinture d’or, un collier où pendait une larme de cristal et un bracelet, malgré les récriminations d’Alana. Kheka s’appliqua à la farder de manière discrète. Elle lui souligna les yeux de noir, la seule couleur qu’Alana avait accepté, tout en lui enseignant les rudiments de la langue des signes. Mendy s’occupait quand à elle de sa coiffure. Ses doigts s’emparaient avec expérience des mèches qui tombaient sur le visage d’Alana et les relevait à l’aide de barrettes qu’elle fixait avec des mains de maitre.

Les trois femmes s’activaient avec entrain. Alana se faisait de temps à autre corriger par Mendy d’une tape sur les mains lorsque le geste qu’elle reproduisait pour traduire un mot n’était pas fait correctement. Kheka laissait sa bonne humeur s’exprimer et elle rit à plusieurs reprises des vains efforts d’Alana qui tentait d’être une élève sérieuse. 

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13 mars 2010 6 13 /03 /mars /2010 19:04

 

 


            La porte choisit cet instant pour s’ouvrir brutalement sous la poigne ferme d’une grande femme bien en chaire qui se tint un instant coite dans l’embrasure. Murzim Borept portait un grand tablier blanc parsemé de multiples taches de nourriture et de la farine saupoudrait encore une de ses manches. Elle jeta un long regard inébranlable aux servantes qui s’étaient tues et l’observaient anxieusement. Elle pénétra dans la pièce et allongea le pas jusqu’à se trouver en face d’Alana tandis que les femmes s’écartaient précipitamment de son chemin. Elle se campa sans dire un mot devant la jeune fille qui serrait sa serviette contre elle sans gêne, les yeux encore remplis de consternation. La bouche d’Alana se relâcha pourtant et un sourire étira progressivement ses lèvres.

            — Mimi, prononça-t-elle.

            — Alors voilà la chipie qui n’a rien à faire ici ! gronda Murzim.

Toutes les respirations se suspendirent sous l’effet de la surprise et de l’inquiétude perla sur certains visages. Murzim se rapprocha, l’air sévère avant de serrer sans prévenir Alana entre ses deux bras potelés sous la stupéfaction générale.

— Tu m’as manqué ma grande. Alors comme ça les rumeurs sont vraies ? Tu as été

désignée pour te rendre chez les elfes ?

            — Il faut croire…

            — Je plains les elfes alors…

            — Mimi ! s’exclame Alana indignée mais un léger sourire éclairait le visage de l’imposante femme.  

            — Qu’est-ce que tu fais encore en serviette ? s’exclama Murzim en fronçant les sourcils.

            Elle se tourna vers les servantes et claqua des mains d’un coup sec.

            — Amenez-moi sa robe et des souliers. Toi, désigna-t-elle d’un signe de tête, sèche les cheveux de mademoiselle. Allez, nous n’avons pas toute la journée !

L’agitation reprit aussitôt sa place dans la salle des bains. Les vêtements furent étalés sur une commode en bois proche d’Alana qui fut obligée de se séparer de sa serviette, révélant sa nudité avec un peu d’embarras. Elle enfila un dessous de soie blanche dont la caresse sur sa peau lui parut infiniment douce avant que Kheka l’aide à enfiler un corset qu’elle relia soigneusement derrière son dos. Une autre servante s’approcha d’elles pour participer à l’enfilage de la robe dont le pesant velours vint bientôt caresser les pieds d’Alana.

Une fois prête, Murzim la dirigea vers la porte pour la mener dans sa chambre située à l’opposée du château. Alana franchit le seuil et fut conduite par Mimi jusqu’à la petite entrée de service qu’elle avait déjà empruntée pour pénétrer dans les couloirs de pierre. Le bruit des talons de ses souliers lui tira une grimace et elle ne put s’empêcher de marcher bizarrement, cherchant en vain une position confortable.

Elle traversa les jardins le nez en l’air pour ne pas rater la profusion de richesse qui s’étalait devant elle. Elle ralentit le pas quand elle aperçut les terrains d’entrainements des gardes. Elle s’en approcha sans faire attention au soupir désespéré mais nullement surpris de Murzim. Elle s’accouda à la barrière de bois qui en délimitait l’accès. Derrière, deux jeunes hommes se chamaillaient sur leur mérite respectif au combat.

Le premier était d’une taille moyenne malgré une forte carrure. Son visage banal était étiré par un sourire charmeur qui rattrapait un nez assez gros. Il avait des cheveux marron noués dans son dos par un morceau de soie noir. Il dégageait une impression de sureté et de calme. Le deuxième était beau comme un Dieu. Des mèches noires venaient caresser un visage dont chaque trait semblait réalisé avec finesse. Il était plutôt grand et élancé contrairement à son compagnon et ses yeux bleus pétillaient d’espièglerie.

Leurs armes attirèrent son attention. Elle avait travaillé quelques semaines avec le forgeron de Syrma quand son fils s’était cassé la cheville. Elle avait appris à connaître les signes qui trahissaient une arme de maître d’une arme faite par un amateur. Elle nota la qualité de leurs lames avec plaisir ainsi que la pointe acérée qui les terminait.

 

            — Bonjour, lança Alana à l’adresse des deux garçons.

            Idrux Ehl’en et Dhalim Fekda tournèrent la tête surpris, en direction de la jeune fille.

            — Je suis désolée si je me montre indiscrète, continua-t-elle, mais j’ai cru comprendre que vous vouliez faire un duel.

            Les deux jeunes gens se regardèrent et abaissèrent leurs épées avant de s’approcher. Alana n’avait pas conscience de l’image qu’elle projetait, vêtue d’une jolie robe qui mettait en valeur sa taille fine et une poitrine bien faite pour sa petite taille. Ses cheveux en cascade dans son dos étaient bien loin de la queue de cheval farfouilleuse qu’elle arborait d’habitude et sa présence accoudée à la barrière était singulière.

Murzim qui était restée à l’écart laissant Alana découvrir seule le champ de combat, vit sa bouche béer de surprise. Elle s’élança aussitôt vers la jeune fille en de grandes enjambées pressées. Elle arriva à ses côtés tandis qu’elle s’apprêtait à saluer Idrux et Dhalim en tendant une main par delà la barrière.

— Alana ! s’écria-t-elle choquée. Retire cette main tout de suite !

Alana fronça les sourcils mais fit ce que Murzim lui ordonnait.

— Mais Mimi…

— Tais-toi jeune insouciante ! s’exclama-t-elle d’un ton sec avant de s’incliner dans une profonde révérence devant les deux jeunes hommes. Mon prince, mon seigneur, veuillez excusez l’attitude de mademoiselle, elle vient juste d’arriver au château.

            Alana ouvrit de grands yeux quand elle comprit l’identité de ceux qui se tenaient devant elle. Elle dévisagea les deux garçons avant de s’incliner vivement à son tour devant Idrux.

            — Excusez-moi mon prince, j’espère que vous pardonnerez à une ignorante son impolitesse. Mon seigneur, ajouta-t-elle en direction de Dhalim.  

— L’erreur est oubliée, mademoiselle… ?

— Alana Sakmir, mon prince. Je vous en remercie.

Elle se redressa et se tint coite devant les deux jeunes hommes qui l’observaient avec curiosité.

— Comment savez-vous que je suis le prince, mademoiselle, si vous ne nous connaissez pas ? demanda subitement Idrux. Avouez que cela peut paraître suspect.

Alana tortilla ses pieds dans ses souliers inconfortables. Elle n’avait pas l’habitude de se sentir gênée ou mal à l’aise devant des personnes étrangères, mais jamais elle ne s’était imaginée converser avec un prince.

            — C'est-à-dire…, commença-t-elle en cherchant ses mots. Vous paraissez plus posé. Et mon seigneur votre compagnon serait incroyablement chanceux si le destin l’avait fait si beau et en plus prince.

            Idrux et Dhalim cillèrent, la dévisageant avec stupéfaction avant d’éclater de rire. Murzim devint au contraire d’un rouge profond et s’étrangla d’indignation. Elle se tourna vers Alana qu’elle fixa d’un regard inflexible, les mains sur ses hanches replètes.

            — Tu me fais honte, prononça-t-elle d’une voix impitoyable.

            Alana ouvrit de grands yeux, décontenancée par ses paroles. Son visage se ferma pour devenir un masque impassible. Ses traits ne laissaient plus rien transcrire de ses sentiments. Elle avait appris très tôt à confiner en elle ce qu’elle ressentait pour ne pas donner aux autres la satisfaction de voir la souffrance qu’ils avaient le pouvoir de lui infliger. Elle n’était plus l’enfant égaré et craintif qu’elle avait été et un solide bouclier l’empêchait de ressentir des émotions quand elle le souhaitait. Seul Jorin connaissait ses faiblesses et ses douleurs.   

            Alana s’inclina profondément devant les deux jeunes hommes qui étaient encore tout sourire, sans jeter un regard à Murzim.

            — Mon prince, mon seigneur, je m’excuse si ma franchise vous a paru impolie, prononça-t-elle dénué de sentiments. Je suis au regret de vous laisser. Dame Borept, je vous suis jusqu’à ma chambre.

            Murzim laissa retomber ses mains le long de ses flans tandis que sa colère se dissipait. Elle éprouva une pointe de remord pour avoir été si tranchante dans ses propos mais n’ajouta rien. Les deux femmes esquivèrent une nouvelle révérence tandis qu’elles se retiraient. Idrux et Dhalim inclinèrent la tête à leur départ, les lèvres encore étirées d’amusement.

            La démarche un peu raide, Alana s’éloigna du champ de combat à la suite de Murzim. Elle stoppa pourtant son avancée sans se soucier de se faire distancer et se tourna vers les deux garçons, le visage toujours impénétrable.

            — Si vous souhaitez vraiment faire un duel, mon prince, vous devriez changer d’épée. Je sais n’avoir aucun droit de vous conseiller et que j’agis au contraire de toutes les convenances, mais le rubis fixé sur votre pommeau doit déséquilibrer toute la lame. Ce qui est d’ailleurs fort regrettable vu sa qualité. Sur ces entrefaites, annonça-t-elle, mon prince et mon seigneur, je vous souhaite un bon entraînement.

            Alana se détourna dans une nouvelle courbette tandis qu’Idrux fixait bouche-bée son épée. Dhalim laissa son rire s’élever à côté de lui, enjoué. Jamais il n’avait vu une femme critiquer un objet royal qui plus est était une arme. Son regard la suivit pétillant de malice jusqu’à ce qu’elle disparaisse hors de sa vue.

 

The princes Zavilcea by VyrL  

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19 février 2010 5 19 /02 /février /2010 15:17

 

— Je peux la voir ? Tu penses qu’elle peut venir ici ? insista-t-elle pourtant.

— Je… Nous… Nous allons la faire mander.

Elle fit un signe à une petite brune qui se trouvait près de la sortie. Celle-ci inclina la tête avant d’ouvrir la porte et de s’éclipser derrière. Kheka inspira avant de reprendre la parole. Le silence dans la pièce enfumée restait pesant.

— Si je peux me permettre ma Dam… Alana, qu’avons-nous fait de mal ?

Alana fronça les sourcils et ses yeux passèrent d’une servante à l’autre qui guettaient avec appréhension sa réponse.

— Vous n’avez absolument rien fait. Mimi est une amie !

— Mimi ? répéta Kheka suspecte.

— Murzim. J’ai gardé sa fille pendant qu’elle était malade et que Mimi travaillait. En échange, elle m’a hébergé pendant près de quatre mois. Elle travaille aux cuisines, c’est ça ?

            Les lèvres de Kheka esquivèrent brièvement un sourire, vite réprimé.

            — Si elle travaille aux cuisines ? Dame Borept régit le système entier des services de table ! Elle est la dirigeante la plus crainte après miss Valenv, l’intendante en chef.

            Ce fut le tour d’Alana d’afficher une mine surprise. Elle laissa échapper un rire espiègle tandis qu’elle entreprenait de nouveau de se savonner.

            — J’imagine bien Mimi entrain de taper sur la tête des cuisiniers avec une grosse cuillère en bois si le plat n’est pas à son goût !

            — Il parait qu’elle a forcé un des apprentis à manger une dinde entière pour lui faire comprendre à quel point elle était mauvaise ! renchérit Kheka.

            Les autres servantes lui lancèrent des regards affolés mais les deux jeunes filles éclatèrent de rire sans s’en rendre compte. Une vieille femme de chambre aux cheveux gris cendrés s’approcha d’un pas preste de Kheka et lui siffla à l’oreille. Alana vit s’empourprer la jeune fille qui s’inclina devant elle sous le regard sévère de sa collègue.

            — Je m’excuse pour mes propos déplacés ma Dame, récita-t-elle d’une voix atone qui tira une grimace agacée à Alana.

            — Et bien moi je t’en remercie. Et puis relève-toi, mordiable ! Vous savez qui je suis ? Je suis une mendiante dont on a eu la folie de tirer le nom pour une mission qui ne devrait être confiée qu’aux seigneurs les plus sages ! Je ne suis pas une Dame encore moins une noble ou je ne sais quoi ! Une mendiante, une simple mendiante…

            Sa voix s’était élevée coléreuse mais se finit dans un souffle désabusé. Elle laissa le savon couler dans son bain sans le retenir et sa tête s’enfonça dans l’eau chaude. Ce jour aurait dû être le plus beau de sa vie mais elle ne ressentait qu’une solitude croissante qui s’emparait de son coeur. Elle était une imposture dans un rôle qui n’aurait pas du lui appartenir. Jorin aurait su quoi faire à sa place.

            — Vous n’êtes pas seulement une mendiante, émit une femme d’âge mûr qui se tenait à l’écart, cachée par les nuages de vapeurs. Vous avez empêché ma fille de rejoindre les… les catins.

            Sa voix âpre tranchait avec les yeux remplis de gratitude qu’elle posa sur elle en s’approchant. Un souvenir revint à la mémoire d’Alana. Elle s’était enfuie du bordel de Naphity Kalon dès le lendemain dans son entrée, le corps et l’esprit salis. Elle était parvenue avec le temps et l’aide de Jorin à vivre avec cette expérience qui avait contribué à lui former un caractère déterminé et combattif. Un jour pourtant, elle n’avait pas pu éviter de recroiser Naphity Kalon dans les rues de Syrma. Elle l’avait surprise entrain de parler à une adolescente. Alana n’avait pas supporté voir l’affriolante femme jouer de ses charmes pour emmener une jeune fille innocente – comme elle l’avait été – dans son bordel pour ses profits. Elle en avait trop souffert, elle ne pouvait pas lui laisser pas briser une autre vie. L’altercation ne s’était pas bien passée et Alana en avait mis fin d’un coup de poing dans le visage de porcelaine de Naphity. Elle avait ensuite traînée l’adolescente qui criait qu’elle souhaitait retourner avec la belle dame jusqu’à sa maison, sans fléchir. Ce fut l’unique fois où elle raconta sa nuit passée à l’auberge. Elles étaient arrivées toutes deux en larmes devant la porte que la femme – elle s’en rappelait maintenant – avait ouverte.  

            — Sans vous elle ne se serait jamais mariée. Merci.

            — Je… Je devais le faire. C’était normal.

            Tous les yeux étaient fixés sur elle et une rougeur apparue sur le haut de ses pommettes.

— Je peux avoir une serviette ? demanda-t-elle pour se soustraire à l’attention générale.

Kheka se dirigea vers la petite cheminée dont les braises craquetaient faiblement. Elle décrocha la serviette posée non loin de là pour être maintenue chaude et la tendit à Alana qui s’enroula rapidement dedans.

            — Vous avez aidé mon beau-frère quand ses gars sont tombés malades à la boulangerie ! s’exclama soudain une servante.

            — Et ma grand-mère m’a longtemps parlé de vous quand vous aidiez Strefta l’herboriste !

            — Il parait que la garde est à vos côtés !

            — Vous avez aidé à coudre la robe de la princesse pour son anniversaire !

            Les affirmations s’élevaient de toutes parts dans la pièce et la remplissaient pour la première fois d’un chahut désordonné. Alana se tenait sans bouger. Ses yeux voletaient d’une servante à l’autre et sa bouche restait entrouverte. Un petit cercle se forma autour d’elle, chacune tentant de la convaincre de sa valeur. Avait-elle réellement fait tout ça ? C’était de la faute à Jorin, tout le temps à lui refiler le boulot !

            — Stop ! cria-t-elle les yeux encore écarquillés de stupeur. Vous êtes toutes folles ! Tout le monde est fou aujourd’hui ! Que Hélios m’assiste, je n’ai qu’un tout petit rôle dans tout ce que vous avez cité !


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19 février 2010 5 19 /02 /février /2010 15:14


« La différence est une barrière à celui qui se croit étranger. Soit l’égal des plus démunis petite, et l’amie des  plus grands. »


           

            Alana se vit conduire dans une pièce où une multitude de servantes l’attendaient, attentives à chacun de ses gestes et prêtes à bondir à la moindre de ses demandes. La première voulut l’aider à se déshabiller tandis que d’autres versaient de grands sauts d’eau dans une large baignoire en métal. Alana parvint après quelques refus de plus en plus vigoureux à retirer ses vêtements seule qu’elle posa dans une panière qu’on s’empressa de lui tendre. Elle se sentait gauche, complètement déplacée au milieu de la troupe de jeunes femmes en bleu et blanc qui s’attendait à ce qu’elle se comporte comme une dame. Une dame, elle ! Il y avait de quoi rire !

Theodora donna ses dernières instructions avant de se retirer non sans un regard dédaigneux à la jeune fille qui lui tournait le dos. Alana plongea un pied hésitant dans l’eau brulante. Elle entra peu à peu dans son bain, s’habituant à la chaleur de l’eau avec une certaine volupté. Le souvenir du dernier bain chaud qu’elle s’était accordée était si ancien qu’elle redécouvrait avec délice la caresse de la vapeur sur son visage. Elle ferma les yeux pour s’enfoncer doucement dans une agréable torpeur. Une main se glissa alors dans ses cheveux et la fit se redresser brusquement. Elle se retrouva face à une jeune fille à peine plus âgée qu’elle qui ouvrait de grands yeux bleus surpris, les mains savonneuses.

— Je peux me laver seule, grommela Alana.

— Je… Je suis désolée si j’ai contrarié ma Dame ! Je vous ai fait mal, j’ai tiré vos cheveux ?

            Non non, rien de tout ça. Mais tu peux me passer le savon, s’il te plait ? Je vais me débrouiller. Et ne me vouvoie pas par pitié !

            La jeune fille la regarda bouche-bée, sans parvenir à réagir. Toutes les autres servantes avaient stoppé leurs occupations et les conversations s’étaient éteintes, laissant un silence gênant s’installer.

— Comme… Comme il plaira à ma Dame.

— Simplement, Alana.

— Comme il vo… te plaira ma Da… Alana.

Alana grimaça. Le protocole de la cour la mettait terriblement mal à l’aise et elle voulait à tout prix l’éviter. Il y a seulement quelques heures, elle ne représentait rien, elle n’était qu’une personne parmi tant d’autres qui déambulaient dans Syrma. Se faire pomponner par des femmes souvent plus âgées qu’elle était hors de question. Elle attrapa le savon posé près de la baignoire et s’en induit elle-même les cheveux sans se soucier des regards choqués qu’elle provoquait. Elle venait de la rue, tout le monde le savait elle en était convaincue, à quoi bon faire semblant du contraire pour les convenances ?   

— Et tu t’appelles comment ? demanda-t-elle sous le ton de la conversation.

— Kheka ma Da… Alana.

— Et bien Kheka, est-ce que tu connais une certaine Murzim Borept ?

La jeune servante écarquilla de nouveau ses grands yeux bleus en bafouillant une réponse inintelligible. Alana avait souhaité détendre l’atmosphère en évoquant le nom de celle qu’elle nommait sa « nounou » et qui, elle savait, travaillait au palais. Visiblement, l’effet recherché n’était pas du tout celui obtenu ! 

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28 janvier 2010 4 28 /01 /janvier /2010 19:03

           

         Alana s’était enfuie le lendemain de l’auberge, tremblante et convaincue de la nature perfide des hommes et des femmes. Elle avait vécu les mois suivants en dormant dans des écuries et en s’introduisant dans de vieux hangars abandonnés, fuyant la compagnie des autres humains. Elle volait sur les places de marché de quoi se nourrir, déambulant discrètement entre les étals et faisant disparaitre entre les plis de sa veste les aliments convoités. Ses doigts étaient devenus de plus en plus agiles et elle avait bientôt été capable de s’emparer de petites bourses qui pendaient aux ceintures des riches marchands. Elle s’était pourtant affaiblie quand l’hiver était arrivé, tombant gravement malade. La fièvre l’avait rongée sans qu’elle ne puisse s’offrir plus qu’un bout d’étable pour abri, cachée dans de la paille éparpillée par terre.

            C’est ainsi que Jorin l’avait trouvé, frissonnante, le front brulant, à demi-consciente du monde qui l’entourait. Il l’avait emmenée avec lui, la portant sans qu’elle ne songe à se débattre jusqu’à la boutique de l’herboriste de Syrma qui avait la réputation de soigner les maux autant grâce à ses potions que par des pratiques obscures.

            Jorin entretenait de nombreuses relations avec les commerçants de la ville qu’il aidait en de maintes occasions. Il n’avait pas fini dans la rue par désespoir ni par obligation comme cela avait été le cas d’Alana. Jorin, de son vrai nom Jorin’Fal Mirusum, était issu d’une petite famille bourgeoise montante, cupide et fourbe, qui avait voulu arranger dès son plus jeune âge son mariage pour atteindre le rang de noble. Il avait pourtant grandit loin des intrigues de sa famille, préférant la compagnie des serviteurs et s’était forgé un caractère honnête dicté par une soif insatiable d’apprendre la vie. Le mariage était loin dans ses préoccupations et c’était sans regret qu’il avait quitté la résidence parentale pour se mêler à la foule sans plus jamais donner de nouvelles. Il s’était rapidement fondu au milieu des habitants, n’ayant ni un physique remarquable, ni l’attitude arrogante de certains seigneurs. Il rendait des services pour survivre et accomplissait des réparations en échange d’un repas ou d’une couche pour la nuit. Sa bonne éducation et bientôt sa réputation à Syrma lui permirent en moins d’un an de s’assurer un toit pour chaque nuit et un ventre qui ne criait plus famine.

            Strefta Ristboher, l’herboriste à qui il avait fait appel, avait accepté de s’occuper d’Alana à la condition qu’elle devienne son assistante pendant un an quand elle se remettrait de sa maladie. Jorin avait acquiescé sans imaginer une seconde des trésors de persuasion qu’il allait devoir fournir pour faire respecter cette promesse à Alana. Elle avait finalement cédé devant ce jeune homme buté qui semblait étrangement se soucier d’elle. Elle avait ainsi appris le nom des plantes et leurs effets, à reconnaître les symptômes des malades et le traitement approprié ; et si elle avait mis de la mauvaise volonté au début de son apprentissage, elle s’était rapidement laissée prendre au jeu, faisant preuve d’une mémoire remarquable.

            Pendant des mois, Jorin avait investi toute son énergie dans cette curieuse jeune fille peureuse et courageuse à la fois. Il avait peu à peu réussi à lui faire découvrir la ville comme un lieu où elle pouvait s’épanouir, mais jamais un des métiers qu’il lui avait présenté n’avait retenu son attention. Elle avait pourtant réussi à se faire une place dans l’activité de Syrma à ses côtés et bizarrement aussi dans le cœur des habitants.  

 

            — Dépêchez-vous mademoiselle, ne trainez pas, nous n’avons pas tout notre temps !

            La voix cassante  de Theodora, habituée à se faire obéir rapidement, résonna stridente aux oreilles d’Alana la tirant brusquement de ses pensées. Elle allongea le pas pour se placer derrière l’intendante qui s’engouffrait sous un porche dont la pierre centrale portait l’insigne d’un faucon. Deux soldats en livrée rouge et or se tenaient droits à son entrée, surveillant attentivement les mouvements de la cour intérieure du château. Après un coup d’œil à leur encontre, ils les laissèrent passer sans échanger un mot, reportant aussitôt leur attention sur les allées et venues des nobles.  Elles débouchèrent sur un jardin aux tons verts dominants où aucun détail ne semblait laissé au hasard. L’herbe était rase et de petits buissons s’entrelaçaient en un ensemble harmonieux pour former un bosquet aux formes travaillées par les jardiniers du palais. Le regard d’Alana dériva sur les branchages, admiratif, tandis que les deux femmes empruntaient une allée dallée qui entourait le jardin et menait à une petite porte en bois. Le chemin semblait privé et seuls des serviteurs en livrée bleue déambulaient près d’elles.

            Alana s’était toujours figurée que l’élu de l’année pénétrait en grande pompe dans la salle de réception du palais sous les acclamations de toute la cité et le regard bienveillant du roi. Sa venue ne provoquait pourtant pas d’agitation et semblait même passer inaperçue. Elle se douta bien  qu’il s’agissait d’un ordre d’Ivac III et la commissure de ses lèvres s’étira imperceptiblement. La mesure pourtant loin de la gêner lui rendait service en évitant d’être exposée aux regards dédaigneux des nobles.

            Theodora poussa la porte en bois qui grinça avant de s’ouvrir. Elle pénétra dans l’un des couloirs du palais et indiqua d’un geste à Alana de la suivre. Elle accéléra le pas sans se soucier des serviteurs qui s’éloignaient précipitamment de son chemin. Les semelles de ses chaussures claquaient sur le sol en pierre tandis qu’Alana la suivait sans bruit, chaussée de bottines en cuir aux semelles plates.

                                                             

 

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25 janvier 2010 1 25 /01 /janvier /2010 21:10

fdf3 12 by kuewa


« Sous une coulée d’or, se cachent souvent les cœurs les moins précieux. Fais attention petite, ne te laisse pas recouvrir toi aussi !»

 


Alana fut conduite en carrosse jusqu’au palais. Le roi n’échangea pas un mot avec elle, désobligeamment tourné vers la fenêtre opposée à sa vue. Le temps du voyage lui permit de retrouver ses esprits. Que diable faisait-elle ici ? Elle avait tout d’abord ressenti un grand trouble quand elle avait entendu son nom ; puis elle avait cru qu’elle avait simplement rêvé, quand la jeune femme au-devant de l’estrade s’était levée à sa place. Quand celle-ci était redescendue, d’une pâleur mortelle, Alana n’avait pas réagi. Puis tout s’était enchainé : Jorin l’avait désigné, on l’avait conduite jusqu’à la scène et elle s’était retrouvée en face du roi. Elle, si insignifiante, si ordinaire, devant leur monarque Ivac III ! Une immense joie s’était emparée d’elle quand elle avait compris que tout ceci n’était pas une blague et qu’elle allait partir vivre un an chez les elfes. L’excitation du moment et l’euphorie de la foule l’avaient même poussée à saluer quand elle avait quitté l’estrade. Personne n’avait remis en cause son identité comme elle en avait eu peur. Personne n’avait semblé choqué par sa désignation à part elle-même. Mais la foule n’était plus là et Jorin manquait à l’appel. Elle se retrouvait seule, plongeant dans l’inconnu, et l’attitude du roi et du chancelier qui les accompagnait, prouvaient clairement qu’elle n’était pas la bienvenue. Ses mains se resserrèrent sur les plis de sa chemise.         
            Les cahots du carrosse se firent de plus en plus espacés jusqu’à ce que le véhicule s’arrête devant un immense portail. Un garde salua le roi et cria le nom d’Alana avec enthousiasme. La jeune fille le regarda stupéfaite. Ce pouvait-il que la nouvelle circule aussi vite ? Elle se pencha par la fenêtre sans prendre garde aux convenances tandis que les grilles s’ouvraient lentement.
            — Et comment ma jolie ! s’écria-t-il sans se préoccuper de l’attitude irréprochable qu’il devait afficher hors-fête nationale. Tout le monde est au courant de ta sélection ! Je peux te dire que cela va être la fête dans la caserne ce soir !   
            — Edrik, c’est de moi dont on parle ! Tu me vois vraiment aller chez les elfes ? C’est ridicule ! 
            — Dis pas ça ma belle, tu es notre meilleure représentante depuis des années ! Je n’ai pas entendu un homme dire du mal de toi et regretter ce tirage au sort !      
            — Et bien vous êtes tous fous !        
            — Eh comment Alana, et comment !                       
            Elle secoua la tête amusée et se rassit de manière plus convenable sur son siège. Le chancelier lui jeta un regard choqué et réprobateur. Le carrosse tressauta avant de rependre son chemin. Le roi, à ses côtés, la contemplait d’un air interdit. Quand Alana surprit leur expression, elle se mordit l’intérieur de la joue pour ne pas leur laisser voir qu’elle regrettait déjà son attitude négligente. Elle finit par détourner la tête, gênée par l’inspection exigeante du roi. Elle se sentait particulièrement gauche et sans grâce au milieu du cortège royal. Elle croisa et décroisa ses doigts avec nervosité. Ivac III finit par abandonner son examen et tourna la tête vers le paysage, à l’extérieur. Contrairement à ce que pensait Alana, il avait été surpris par les paroles du garde. Il n’avait jamais imaginé qu’un tel choix serait appuyé par une partie du peuple et encore moins par des soldats de son armée. Il contempla le défilé des arbres qui brodaient la grande montée qui conduisait au château, plongé dans d'intenses réflexions. Ils croisèrent à une ou deux reprises de petites diligences qui se rangeaient aussitôt sur le côté de la chaussée pour les laisser passer. Ils arrivèrent jusqu’à une grande place sur laquelle se trouvaient une multitude de serviteurs qui se tenaient prêt à accueillir les nobles qui arrivaient et porter leur bagage en cas de besoin.     

 

            Alana entendit le cocher crier un ordre aux chevaux alors qu’il tirait sur les rênes. Le carrosse s’arrêta dans une brusque secousse. Un valet accourut pour ouvrir la porte au roi qui descendit sans se presser. Elle voulut passer à sa suite mais le valet fronça les sourcils signifiant clairement « pas bouger ! ».  Elle attendit à sa place se sentant de plus en plus étrangère aux lieux. Quand Ivac III se fut éloigné du carrosse, le valet courut de son côté lui ouvrir la porte. Il la lui tint, droit comme un I, tandis qu’elle s’extirpait rapidement du véhicule. Elle murmura « merci » au passage avant de rejoindre le roi qui était en pleine discussion avec une femme d’âge mur au visage sévère. La première intendante du palais, Theodora Valenv, portait une robe serrée qui s’enroulait autour de ses poignets et de son cou sans un faux pli. Ses cheveux étaient relevés et retenus par un filet d’argent. Elle tourna la tête dans sa direction et haussa un sourcil. Elle la détailla lentement, sans laisser aucun doute sur le mépris qu’elle éprouvait devant un spectacle si affligeant. Elle se détourna d’Alana pour se plaindre au roi qui coupa court à ses protestations d’un geste de la main. Alana était assez près d’eux pour entendre les dernières paroles qu’ils échangèrent.

            — Vous vous occuperez d’elle et ferez tout ce qui est en votre pouvoir pour éviter à la couronne d’être bafouée.

            — Mais ne pouvez-vous pas désigner une autre personne, votre altesse ? insista-t-elle. Quelqu’un de plus… qualifié ?

            — Le destin a parlé, un roi ne retire pas sa parole. Vous ferez le nécessaire.

          Sa voix ne laissait pas de place à une réplique. Theodora inclina raidement la tête en signe d’acquiescement.

            — Bien, conclut-il et Ivac III reprit sans plus attendre le chemin qui menait au palais où l’attendait ses devoirs. Il fut aussitôt encadré par deux serviteurs qui s’étaient tenus en retrait dans un coin de la cour. Le lieu regorgeait de coins sombres et d’immenses statues représentant les héros d’antan s’élevaient ça et là. Briac Enidza, le chevalier errant, reposait ainsi près d’une fontaine d’où jaillissait un fin filet d’eau qui s’écoulait sur les cheveux cascadés d’une nymphe.

            L’intendante en chef du palais s’avança vers Alana d’une démarche rigide et s’arrêta devant elle, la toisant de haut. Elle la dépassait d’une tête.

            — Votre nom, mademoiselle ?

            Le dernier mot fut arraché à grande peine de sa bouche.

            — Alana Sakmir.

            — La profession de vos parents ?

            — Aucune.

            Une grimace de dégout étira ses lèvres. Alana ne jugea pas utile d’indiquer que sa mère était morte et qu’elle n’avait pas connu son père. Cette femme hautaine ne lui inspirait pas confiance et les réflexes de survie d’une vie de rue s’imposaient d’eux même ; en dire le moins possible, c’était vivre plus longtemps.

            — Que savez-vous faire ? Danser ? Peindre ? Broder ?

         Chaque proposition s’accompagnait d’un signe de dénégation. Un soupir résigné s’échappa des lèvres pincées de Theodora.

            — Nous allons nous concentrer sur votre apparence… Je ne suis pas magicienne mais je peux au moins arranger ça. Suivez-moi.

            Alana serra les dents sans rien répliquer et lui emboita le pas dès qu’elle se détourna. Elle n’aimait pas les ordres, seul Jorin était capable de lui en donner et de les lui faire respecter. Il représentait sa seule famille et même si elle tempêtait souvent contre lui et qu’ils se chamaillaient régulièrement pour une broutille, jamais elle n’aurait outrepassé ses règles. C’était lui qui lui avait tout appris, à qui elle devait d’être la jeune femme qu’elle était aujourd’hui. Elle regrettait de ne pas l’avoir à ses côtés. Ils avaient tant vécu ensemble ! Son passé défila devant ses yeux tandis qu’elle suivait Theodora, comme s’il tentait de lui inculper la volonté de ne pas faire demi-tour et d’abandonner sa place à une personne plus appropriée.

 

            Jorin l’avait trouvé alors qu’elle n’avait qu’une douzaine d’années, errant dans les rues de la ville, volant pour se nourrir et avec seulement des loques crasseuses sur le dos. Elle s’était enfuie des mois plus tôt d’un orphelinat miteux pour les enfants abandonnés du royaume. Elle n’avait pas supporté l’indifférence avec laquelle on les traitait, les lits aux paillasses plus dures que du bois et l’atmosphère étouffante qui y régnait. Elle n’avait pas voulu courber l’échine et rentrer dans les rangs comme les autres enfants. Chacune de ses protestations l’avait conduite au cachot de l’établissement où elle n’entendait que d’une vague oreille les contes qu’on leur lisait le soir pour les endormir. Elle s’était mise à détester les princesses qui étaient toujours secourues à temps. Elle, elle était seule. Seule au milieu d’autres personnes. Un cœur désertique. Seule, et ses parents lui manquaient terriblement. On lui avait expliqué que sa mère l’avait confiée à l’orphelinat alors qu’elle était gravement malade. Elle leur avait appris son nom et les avait imploré d’admettre Alana dans leur établissement. Le père les avait abandonnées et elle n’avait pas de famille assez proche pour leur confier son enfant. Elle aussi avait été seule avant de mourir. C’était peut-être quelque chose qu’on se transmettait de mère en fille. On lui avait aussi raconté qu’elle était morte dès qu’Alana avait été acceptée, rassurée que son enfant soit en sûreté. Mais ça, c’était de la romance de nurses. De ces histoires qu’elles vous racontaient pour vous rendre la vie un peu moins dure quand tout était gris. Même les pièces de l’orphelinat étaient de cette couleur maussade qui, selon Alana, était la cause de tous les pleurs déversés entre ces murs.

Alana avait peu à peu nourri l’espoir de retrouver son père et sa liberté. Les salles lui paraissaient de plus en plus petites, et elle se sentait assez grande pour affronter le monde extérieur. Bien sûr, elle n’avait pas idée des torrents de haine et des déluges de violence qui pouvaient parfois s’y abattre. Elle avait onze ans et rien ne lui paraissait impossible. Elle rêvait aussi de plus en plus fréquemment de son père qui revêtait divers visages, tantôt seigneur, tantôt artisan. Tout semblait indiquer qu’elle devait démarrer une autre vie. Elle avait donc muri un plan d’évasion, puis un jour, elle s’était lancée.

Alana s’était discrètement glissée jusqu’à la sortie pendant une des lectures du soir. Elle était si menue qu’elle avait réussi à se faufiler dans le petit entrebâillement de la porte qu’elle était parvenue à ouvrir. Elle avait ensuite couru dans le labyrinthe de couloirs sombres de l’orphelinat jusqu’à une sortie. Quand elle s’était tenue devant une des portes en fer qui gardaient l’extérieur, elle avait fait rouler le mécanisme de fermeture, elle l’avait bougé, tiré et poussé, la peur au ventre que quelqu’un débarque avant qu’elle n’aie trouvée la bonne combinaison. Un clic annonciateur de sa réussite avait pourtant retenti dans le silence oppressant et elle s’était glissée en dehors. Elle avait couru de toutes les forces de ses petites jambes jusqu’à ce que son souffle rauque l’oblige à s’arrêter sous un porche abandonné. La porte entrouverte menait à une salle délabrée où reposaient par terre une couche de crasse et des chaises renversées, cassées et éparpillées dans un désordre total. Alana s’était glissée dedans en frissonnant, craignant quelques mauvaises rencontres avant de finalement s’endormir dans un coin de cette pièce lugubre, ses bras serrant fort ses jambes contre elle.

            Sa vie errante avait alors commencé. Si elle s’était endurcie dans l’orphelinat, craignant la violence et les hommes, l’extérieur lui apprit à se méfier de tout, et surtout des apparences. Elle avait peu à peu abandonné l’espoir fou de retrouver un père qui lui offrirait une vie meilleure. Seul le besoin de se nourrir et de dormir au chaud rythmait ses journées. Une femme l’avait ainsi trouvé près d’une boulangerie, les yeux rivés sur les pâtisseries à l’odeur si alléchante. Elle s’était présentée à elle, se nommant Naphity Kalon, et lui avait offert une miche de pain avec un gentil sourire. Elle était belle, très belle, de longues mèches blondes ondulant avec une infinie délicatesse sur ses épaules découvertes. Sa gorge d’un blanc laiteux était soulignée par un fin collier noir et sa robe lui avait paru la plus belle qu’il puisse exister. Les plis bleus nuit tombaient dans un parfait ensemble sur des pieds chaussés de petits souliers argentés ravissants. Quand elle lui avait demandée si elle voulait l’accompagner, Alana n’avait pas hésité et s’était emparée de la main tendue, les yeux encore écarquillés devant cette dame de si haut rang.

            Naphity l’avait conduite dans une auberge où elle lui avait fait apporter à manger. Alana avait englouti son assiette avec une rapidité effarante qui avait provoqué un rire cristallin de la part de la noble dame. Elle l’avait menée gentiment après son repas jusqu’à une pièce où un bain fumant l’attendait, lui murmurant simplement de bien se frotter. « Les hommes n’aiment pas les femmes qui ne prennent pas soin d’elles ! » avait-elle ajouté avec un clin d’œil. Alana avait obéit puis s’était séchée rapidement, gênée par sa nudité. Quand elle avait voulu se rhabiller, elle avait cherché en vain ses vêtements qui avaient disparu avant d’apercevoir sur un petit tabouret en bois d’autres habits. Elle s’était approchée, n’osant tout d’abord pas y toucher de peur de les abimer. Après avoir attendu un moment, enroulée dans sa serviette humide, elle s’était décidée à les enfiler quitte à susciter des réprimandes.  La robe était moulante et accentuait sa poitrine plate soulignée par une dentelle blanche autour du décolleté. Alana avait eu beau tirer sur le tissu rose pale, elle n’avait pas réussi à se sentir plus à l’aise dans cet habit féminin. Elle s’était pourtant résolue à sortir de la pièce enfumée par la vapeur du bain, se disant que cet habit gentiment offert valait sûrement mieux que ses vêtements usés et sales qui étaient les siens auparavant.

            Elle était descendue timidement dans la salle principale, les doigts serrés sur la rambarde en bois de l’escalier. Naphity, assise à une table en compagnie d’autres jeunes femmes qui lui avaient paru plus belles les unes que les autres, avait levé la tête vers elle. Elle lui avait souri et était venue à sa rencontre.

            — Voici Alana, qui sera des nôtres ce soir, avait-elle annoncé à ses compagnes.

            — N’est-elle pas trop jeune ? avait demandé une petite rousse aux yeux soulignés par un trait noir aguicheur.

            — Elle plaira à certains clients.

            Des hochements de tête appréciateurs avaient ponctué ses paroles.

            Le soir, on l’avait installée devant l’âtre du feu pendant que les clients arrivaient petit à petit. Elle avait observé avec ébahissement l’auberge prendre vie. Elle n’avait jamais eu l’occasion de se retrouver au milieu de tant de gens, vêtus de tant de couleurs où les rires gras s’élevaient sans interruption. Les servantes voltigeaient entre les tables pendant que les clients leur tapaient négligemment les fesses ce qui provoquait des gloussements réprobateurs. Alana était restée figée, sans savoir quoi penser de ces comportements si étrangers à elle.

            Un vieil homme aux cheveux gris avait alors pénétré dans l’auberge. Une cape en velours bleu sombre, retenue par une broche en argent, lui recouvrait les épaules. Elle tombait sur des bottes noires lustrées. Il s’était arrêté sur le seuil, laissant son regard dériver sur la salle bondée, ne ratant aucun détail. Ses yeux étaient tombés sur elle et il l’avait détaillée rapidement d’un regard pénétrant. Il s’était aussitôt dirigé à grands pas vers Naphity qui se tenait désobligeamment au bar. Ils avaient conversé à voix basse avant que le vieil homme n’acquiesce et se  dirige vers les escaliers qu’il avait gravis sans attendre. Naphity était venue la trouver et lui avait expliqué qu’elle avait une chance remarquable. Alana s’était ainsi vue attirée et propulsée dans une chambre de l’auberge où le vieil homme, débarrassé de sa cape, se servait un verre de vin. Il avait tourné des yeux rongés d’envie et de convoitise et s’était exclamé :

            — Eh bien !  Qu’attends-tu ? Je ne paye pas pour rien, déshabille-toi ! 


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24 janvier 2010 7 24 /01 /janvier /2010 15:02


« Ne sois pas surprise petite fille, la route est un sentier dont on ne peut deviner tous les croisements.»

 

            — Alana, cesse de bouger ! Et laisse ce bijou tranquille ! siffla Jorin que son amie agaçait.
            La jeune fille à ses côtés s’apprêtait à dérober une chaîne en or qui dépassait de la poche d’un homme corpulent à la veste voyante. Elle lui jeta un regard contrarié.
            — Si on ne peut plus s’amuser…
            — Mais enfin, c’est le jour national ! Tout le monde porte ses plus beaux habits, on ne peut pas en profiter !
            — Et pourquoi ? C’est le meilleur moment !
            Elle lui fit un grand sourire et s’avança pour tenter de nouveau sa chance.
            — Alana, c’est non ! Pas tant que tu seras avec moi en tout cas.
            Elle laissa échapper un long soupir et s’appuya à un arbre de la place. Sa mine boudeuse fit hausser un sourcil au jeune homme. Il préféra jouer l’indifférence et détourna la tête. Il valait mieux un peu de mauvaise humeur que terminer la fête en essayant d’échapper à la milice de la ville.

            La jeune fille, privée de son terrain de jeu, laissa dériver son regard sur la cité. Syrma, la capitale de Fedroc, était en effervescence. Comme chaque année, le roi venait faire une brève apparition pour annoncer l’heureux élu qui passerait une année entière dans le royaume des elfes. Le nom des jeunes gens qui habitaient la région des Loges rattachée à Syrma, avait été répertorié sur des bulletins puis déposé dans l’urne ancestrale. Les seules conditions requises étaient d’être âgé de quinze à vingt-cinq ans et d’habiter près de la capitale. Aucune distinction de sexe ni de classe n’entrait en compte. Le jour de la fête nationale, le roi montait sur une haute tribune, et, à la vue de tous, il introduisait sa main dans l’urne pour en retirer le nom de la personne choisie.
            « Tu parles d’un hasard ! pensa-t-elle ironiquement. Chaque année, le destin désigne un noble dévoué au roi ! Ca c’est ce qu’on appelle de la chance ! »
            Une grimace étira son visage. Pourtant, tous les habitants des Loges avaient fait le déplacement jusqu’à la capitale. La grande place publique était bondée. Les effluves de nombreux commerces se mélangeaient pour former une atmosphère entêtante de bonnes odeurs. De sa position, elle apercevait un étal d’épices rares et raffinées venant de contrées lointaines qui répendait ses arômes. À sa droite, une petite marchande clamait haut et fort que personne ne trouverait d’étoffes plus soyeuses hors de son étalage. Des rouleaux de soies bleu tape-à-l'oeil et rouge sang s’entassaient aux côtés de jaunes criards et de verts féeriques. À l’opposé, déambulait une petite roulotte qui proposait bonbons et friandises aux passants. Les marchandises passaient de main en main dans un échange convivial avant de finir englouties dans les bouches. Elle remarqua un petit enfant qui s’approchait discrètement d’un vendeur de pâtisseries. Il fut vite repéré et chassé avec de grands gestes éloquents. Alana eut un sourire compatissant.
            « Manque de pratique. Ces jeunes, j’vous jure ! se dit-elle. Aucun savoir-faire ! »

 

            Un jeune couple passa alors à ses côtés, tenant à la main des paniers remplis de victuailles. Sur le dessus, reposaient de belles oranges qui attirèrent son attention. Ses yeux pétillèrent de gourmandise et elle se détacha de l’arbre.
            — Excusez-moi, les interpella-t-elle avant qu’ils ne se perdent dans la foule. Savez-vous quand doit apparaître sa Majesté ?
            La jeune femme se tourna vers elle et lui adressa un sourire.
            — Le moment n’est jamais connu pour éviter les émeutes… N’est-ce pas ?
            Son mari acquiesça d’un hochement de tête.
            — D’accord ! Merci beaucoup ! Passez une bonne journée !
            Le couple la remercia avant de se détourner. Ils disparurent bientôt parmi le flot de couleurs et de personnes qui animaient la place. Alana reprit sa position, adossée à l’arbre verdoyant qu’elle avait quitté quelques instants plus tôt. Jorin la regarda, soupçonneux. Dans sa main reposait un fruit appétissant.
            — Alana… D’où vient-il ?
            Elle lui jeta un regard surpris.
           
— Quoi ? Cette orange ? Elle était par terre pour ta gouverne ! Je n’allais pas laisser un tel fruit se faire piétiner !

            Elle ouvrit de grands yeux innocents et prit l’air choquée par l’idée.
            — Moui, fut la seule réponse de son ami qui haussa les épaules, n’en croyant pas un mot.
            Alana commença sans plus attendre à éplucher son orange avec une pointe de fierté. Elle n’avait pas perdu la main ! Elle ne ressentait aucune gêne vis-à-vis de Jorin. Elle n’avait pas menti, seulement omis de lui raconter comment ce même fruit avait été amené à tomber par terre. Elle détacha un quartier de l’orange avant de le savourer tranquillement.

            Un mouvement de foule lui fit lever la tête. Toutes les personnes se tournaient vers l’est où, dans l’allée principale bordée de maisons, apparaissait un carrosse doré. Le roi Ivac III arrivait. Des cris retentirent dans les rues, puis la place fut envahie par un tonnerre d’applaudissements et la clameur des « Vive le roi ! ». Alana écoutait ce tintamarre sans y prendre part. Les gens acclamaient le roi non pour ce qu’il accomplissait, mais pour le rêve, l’espoir qu’il représentait en ce jour national. Qu’ils étaient naïfs ! Un an chez les elfes. Un an chez ce peuple gracieux, si prestigieux. Un an de richesse et de fêtes. Qui ne le souhaiterait pas ? Mais ce n’était que foutaises ! Une infecte imposture qui durait depuis la nuit des temps.
            Et elle n’aimait pas les menteurs.
            Alana détourna la tête alors que Jorin s’emparait de la manche de sa chemise et la tirait avec fébrilité.
            — C’est le grand moment ! C’est le grand moment ! s’exclama-t-il avec excitation. Regarde !
            Le carrosse se rapprochait sous l’œil émerveillé de la population qui s’écartait vivement de son passage. Il était tiré par deux étalons noirs dont les sabots claquaient sur les pierres de l’avenue. Huit destriers à la robe alezane sans défaut le précédaient, montés par des gardes impériaux. Ils écartaient les curieux du bout de leur lance et leur costume de cérémonie rouge et or, surmonté d’une coiffe garnie de plumes, assurait le prestige du cortège. Le convoi ralentit en s’approchant de l’estrade où campaient déjà de nombreux candidats au tirage au sort. Alana aurait pu se mêler à eux du haut de ses 17 ans, mais restait négligemment à l’écart. Jorin la tira de ses pensées.
            — Viens, on se rapproche !
            — Pas envie, lui répondit-elle, tandis qu’un cercle de plus en plus imposant se formait autour de la tribune.
            — Dépêche, on aura plus de place après !
            — Pas grave…
            Jorin soupira bruyamment avant de s’emparer de sa main. Il l’entraîna vers un meilleur emplacement sans se soucier de ses protestations. De là, ils verraient le roi d’assez près lorsque celui-ci s’adresserait à la foule. La porte du carrosse s’ouvrit et les cris redoublèrent. Alana se boucha les oreilles, têtue. Une haie d’honneur se forma dès qu’Ivac III mit pied à terre et il se tint immobile pour observer son auditoire, entouré de ses gardes. Son attitude confiante et sa tenue choisie avec soin pour l’occasion rappelaient au plus novice de ses sujets son importance.

            Ivac III se dirigea jusqu’aux marches qui menaient à l’estrade et les gravit. Il domina la place de son regard exigeant mais un fin sourire étira ses lèvres en réponse aux salutations de son peuple. Après quelques minutes saturées de cris, le roi leva la main à plat pour réclamer le silence. Aussitôt les voix se tarirent et le calme s’installa. Alana profita de ce brusque changement pour décoller avec plaisir les mains de ses oreilles.
            — Merci d’être venus aussi nombreux cette année, commença le roi, et d’être si fidèles depuis des générations.
            Quelques cris ponctuèrent ses premières paroles, vite réprimés. La voix claire d’Ivac III s’élevait et imposait le respect.
            — Cette année encore, l’un de vous sera tiré au sort pour représenter notre peuple aux côtés des elfes…
            Sa voix s’éteignit tandis que tous retenaient leur souffle. Sa main était négligemment posée sur le réceptacle qui contenait le nom des candidats de l’âge requis.
            — Cette année, plus que toutes les autres, sera importante pour unifier nos deux royaumes. Des menaces pèsent sur nos villages et nous nous devons de renforcer les liens qui nous unissent avec les elfes. Mais place à la fête, et que le suspense commence !
            Alana s’était redressée quand la voix du roi s’était faite grave. Jamais de telles paroles n’avaient été prononcées un jour de joie et de divertissements. Pourtant, les habitants ne semblèrent pas y prêter attention et de nouveaux cris retentirent. Les gens étaient sourds à ce qu’ils ne voulaient pas entendre.
            Le roi introduisit sa main dans l’urne et tourna les feuilles soigneusement pliées sous le regard attentif des personnes assemblées. Il s’empara d’un petit papier habilement coincé dans le coin droit de la boîte. Il s’apprêtait à l’extraire pour le dévoiler lorsqu’une phrase s’imposa à son esprit : « Quand viendra le temps du hasard perdu, le destin se chargera de nommer l’élu. » Les mots résonnaient dans sa tête dans un rythme affolé. Le sens de la phrase se dessinait petit à petit à lui mais n’était que folie. Il ne pouvait pas se permettre d’envoyer le premier vagabond que le hasard choisirait en mission diplomatique. Jamais il n’avait envisagé pareille option ! Mais le prophète n’avait parlé que d’une seule lumière…
            Que d’une seule chance…

            Le silence s’éternisait sur la place et chacun s’inquiétait de l’immobilité du roi.
Personne ne soupçonnait le dilemme qui l’habitait, s’imaginant sans doute qu’il faisait durer le suspense. La main crispée sur le bout de papier et cachée aux regards de la foule se relâcha soudain. Le nom soigneusement choisi après des heures de réflexion se perdit parmi les autres. Le corps du roi était tendu, il ne préférait pas imaginer les conséquences de son acte s’il n’avait pas pris la bonne décision.

Il mélangea de nouveau les papiers, se saisit du premier venu et ressortit sa main devant tous les spectateurs. Ses gestes rapides traduisaient son anxiété. Plus vite la folie qu’il venait d’accomplir serait finie, mieux il se porterait. Ivac III ouvrit le coupon plié en quatre. Un nom apparu dans une écriture calligraphiée. Il prit le temps de le lire à voix basse mais ne reconnut aucune personne de la cour. Ce n’était pas bon… Son visage impassible ne laissait rien deviner de ses doutes mais le léger tremblement à la commissure de ses lèvres n’aurait pas trompé ses proches. Puis il reporta son attention sur la foule à qui il annonça l’heureux élu :

            — Alana Sakmir !

 

            Le temps parut se suspendre un instant. Chaque habitant retenait son souffle. La place entière était figée, immobile ; le nom se répercutait dans les esprits en un écho interminable. De longues secondes s’écoulèrent pendant lesquelles le bruissement des feuilles dans la brise fut le seul son perceptible. Puis soudain, un jeune homme en avant de la scène s’écroula en pleurs et redonna vie autour de lui. Des jeunes filles s’étreignirent pour se réconforter que leur nom n’ait pas été choisi. Quelques unes essuyèrent discrètement les larmes qui perlaient aux coins de leurs yeux. Mais la déception de l’assemblée fut rapidement balayée par la curiosité de connaître le chanceux désigné. On tourna la tête dans toutes les directions ; on se mit sur la pointe des pieds pour apercevoir la personne qui ne manquerait pas de se révéler.

Jorin se tourna avec empressement vers son amie. Il n’en revenait pas.
            — Alana ! Alana, c’est toi qu’il a appelée !
            Il avait un immense sourire et des yeux pétillants de stupéfaction. Il s’empara de ses mains pour les secouer avec vigueur.
            — C’est toi ! Tu dois y aller ! Il vient de te désigner !
            Mais Alana ne bougeait pas, le souffle court. Ce n’était pas possible, il y avait eu une erreur ! Elle avait mal entendu, il avait mal prononcé son nom ! Pourquoi enverrait-il une personne aussi insignifiante qu’elle accomplir une mission aussi importante ? C’était tout simplement grotesque… Grotesque ! Alors pourquoi n’arrivait-elle pas à apaiser les battements de son cœur, ni à faire taire cet espoir irraisonné ?
            — Alana Sakmir ? répéta le roi.

— Je suis là ! cria une jeune femme dans les premiers rangs.

Sa voix couvrit celle de Jorin qui s’apprêtait à désigner Alana. Il s’étrangla à moitié quand il entendit une autre voix que la sienne. Les deux amis restèrent muets et figés tandis qu’une jeune noble se levait dignement. Elle fit un pas vers l’estrade. Aussitôt des gardes l’entourèrent et la menèrent devant le roi. Elle avait un port majestueux et ses cheveux blonds étaient plaqués sur sa tête grâce à une multitude de barrettes. Sa robe était ceinturée en dessous de la poitrine ce qui lui donnait un air d’innocence que démentait un menton trop fièrement relevé.

Le roi ébaucha un sourire en la voyant. Le destin était peut-être de son côté ; il avait visiblement pris la bonne décision. Il n’y avait aucun doute que la jeune femme appartenait à une petite noblesse montante. Son chancelier, à un pas derrière lui, toussota gêné. Il se pencha à l’oreille du monarque et lui murmura quelques mots. L’expression du roi se fit sévère et ses lèvres se pincèrent.   

— Mademoiselle, on me signale que vous figurez dans les soupirantes de mon fils et que vous répondez du nom d’Ariel Spede. Comment expliquez-vous cela ?

La jeune femme eut la bonne grâce de rougir. Elle bafouilla quelques paroles qui ne provoquèrent qu’un hochement sec de tête d’Ivac III. Il lui signifia sans plus de manière son congé. Ariel descendit les quelques marches de l’estrade, blanche comme un cadavre en hiver. La foule se taisait, silencieuse. Chacun retenait son souffle, choqué. Une telle situation ne s’était jamais produite, personne n’avait jamais tenté de prendre la place de l’élu. C’était une question de morale, un orgueil du peuple des hommes. Que le roi décide sans attendre de se retirer au château sans désigner une personne, n’aurait pas été mal vu. Quelques murmures réprobateurs agitèrent la foule. Le roi ne bougea pas. Il défia du regard chaque homme et chaque femme présentes devant lui. Le poids de ses yeux pesaient sur chacun et de nombreuses personne oscillèrent d’un pied sur l’autre.

— Qui est Alana Sakmir ? répéta-t-il d’une voix qui ne souffrait pas d’être de nouveau humiliée. Celle qui se désignera sera passible de la peine capitale si jamais elle ment.

Un silence religieux se fut sur l’assemblée. C’était à se demander si la personne même aurait maintenant le courage de se désigner. Le souffle d’Alana se fit précipité. Elle ne pouvait toujours pas esquiver un geste, ses mains tremblaient le long de ses hanches.
            — Elle est là ! cria soudain Jorin en agitant la main.
            Aussitôt tous les regards convergèrent sur eux. Jorin désigna Alana, transformée en statue de pierre à ses côtés. Les gens restèrent immobiles à les contempler sans oser entreprendre les « hourras » habituels. Les gardes s’élancèrent dans leur direction sur un ordre discret du roi. Ils encadrèrent la jeune fille. Cette conduite sembla redonner vie à foule qui se rassembla soudain d’un même mouvement autour d’eux. Ils acclamèrent Alana et de nombreux curieux se précipitèrent dans leur direction dans le désir d’approcher leur nouvelle représentante. Seuls les jeunes hommes et les jeunes femmes qui avaient mis trop d’espoir dans le tirage au sort s’écartèrent avec aversion.

Le sergent du régiment se pencha à l’oreille d’Alana et lui murmura :
            — Il faut y aller mademoiselle, suivez-nous.


            Alana s’avança jusqu’à l’estrade à travers le passage que les gardes dégagèrent pour elle parmi l’auditoire. Elle gravit lentement les marches, sourde aux cris qui ponctuaient son ascension. Elle se tint immobile devant le roi sans même entreprendre de courbette. Ivac III la jaugea d’un œil sévère. Un chignon retenait ses cheveux noirs dont quelques mèches s’échappaient et cachaient en partie un visage d’une banalité désolante. Ses yeux avaient la teinte sombre des nuages orageux et le fixaient, hébétés. L’émotion qui transparaissait sur ses traits le conforta dans la certitude de son erreur ; il était bien tombé ! Une simple d’esprit qui ignorait à coup sûr les bonnes manières. Voilà ce qu’il envoyait aux elfes. Son esprit bouillonnait. Quelle bêtise s’était emparée de lui ? Pourquoi n’avait-il pas acquiescé quand cette autre femme s’était avancée ? Le mal avait-il tellement progressé qu’il puisse avoir guidé sa main vers un choix aussi désastreux ? Comment avait-il pu croire un instant que le destin existait ? Si chaque année, il choisissait scrupuleusement la personne qu’il envoyait chez les elfes, ce n’était pas pour rien. Ses yeux tombèrent sur les habits de la jeune fille sans parvenir à cacher une pointe de répugnance. Alana était vêtue de l’ample jupe des femmes qui travaillaient aux champs sur laquelle tombait une chemise bleu délavé. Le résultat était affligeant. Il lui faudrait remédier à cela avant son départ.

Et à bien d’autres choses, nécessairement. 

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24 janvier 2010 7 24 /01 /janvier /2010 14:42

 

           Une salle sombre. L’humidité suintait des murs et dessinait d’invraisemblables fresques verdâtres. Un clapotis résonnait sans fin. Des gouttes s’échappaient du plafond et faisaient retentir dans la pièce une mélodie incessante. Au centre du cachot se tenaient deux hommes rassemblés autour d’une vasque de pierre. L’objet était usé par le temps et laissait deviner, sculptées sur ses côtés, des flammes ravageuses. Un liquide blanchâtre reposait à l’intérieur, empreint de secrets. Une voix abrupte perça le silence.

            — Que vois-tu ?
            Le prophète n’accorda aucun regard au roi. C’était un vieil homme, marqué par le temps. Ses longs cheveux gris étaient retenus par un lacet noir et tombaient dans son dos. Son visage subissait le ravage du temps et des marques de vieillesse plissaient ses yeux déjà petits. Il dégageait une sensation d’étrangeté, comme s’il avait un pied sur terre et l’autre dans un monde invisible. Il saisit une branche fourchue pendue à sa ceinture et l’introduisit dans le liquide. Des cercles concentriques commencèrent à se former. Il fixa les remous d’un œil attentif.
            — Je vois un changement… Un si grand changement que l’équilibre du monde en sera bouleversé !
            La voix devint lointaine et sembla tout droit sortir d’un de ces lieux dont l’accès est interdit aux mortels. Le lait maternel avait la particularité d’établir un lien entre le présent et un futur impénétrable. Les Pères qui s’étaient succédés à la tête du Culte d’Hélios avaient tous tenté de percevoir l’avenir par ce biais, mais seules quelques rares personnes étaient capables d’y parvenir. Le roi avait la chance d’avoir à son service l’une d’elles.

La main du prophète se fit plus tendue et les vaguelettes provoquées par ses gestes s’amplifièrent.
            — Tout est noir… Noir, noir, noir ! Des ténèbres partout !

Le mouvement de la brindille devint tumultueux et projeta hors de la vasque un filet de lait, teintant le sol d’une traînée trouble. Le roi retint son souffle. Ses phalanges se crispèrent sur les bords du réceptacle tandis que ses yeux écarquillés ne lâchaient pas le liquide ; il tentait vainement de percer les mystères qu’il recelait.
            — Aucun espoir… Noir, noir, noir ! Tout est noi… Mais… Là ! souffla le prophète d’une voix crispée.
            La branche s’arrêta net dans sa course frénétique.
            — Là ! Je vois une lumière !
            Ivac III dirigea son regard vers l’endroit indiqué. Il ne vit qu’une vaguelette de plus s’écraser sur un bord de pierre.
            — Où est cette lumière ? Qu’est-elle ? murmura-t-il d’un ton pressant.
            Pendant un court instant, seul le chant des gouttes d’eau sur le sol moisi résonna. Le prophète semblait ne plus avoir prise sur le monde réel. Ses yeux vitreux étaient penchés au-dessus du bassin. Son visage se reflétait dans le liquide, déformé. Inquiétant.
            — Qui est-elle ? répéta le roi. Comment la trouver ?
            Le choc de la brindille sur les dalles noires de crasse ponctua la question qui resta une nouvelle fois sans réponse. L’oracle plongea ses deux mains dans la vasque et porta jusqu’à sa bouche le lait maternel sous le regard horrifié d’Ivac III. Il but hâtivement ; des larmes blanches glissèrent le long de son menton et tachèrent son habit de toile. Ses yeux se révulsèrent et sa respiration s’arrêta. Il resta ainsi de longues secondes, retenu entre ciel et terre, immobile.
            Alors que le souverain s’apprêtait à intervenir, sa voix résonna empreinte d’un étrange accent.

 

— Quand viendra le temps du hasard perdu

Le destin se chargera de nommer l’élu.

Reconnaissable à sa main de lumière,

Il saura guider les êtres qui lui sont chers.

Méfiez- vous toutefois de la flèche trompeuse

Et des tumultes d’une vie amoureuse…

 

            Sa voix s’éteignit dans un silence profond. Même les gouttes infatigables avaient momentanément stoppé leur course. Les paroles sonnaient telle une prophétie et chacun des mots prononcés s’inscrivait en lettres de feu dans l’esprit du roi. Puis soudain, le temps se remit en marche. Le prophète hoqueta pour retrouver son souffle et se retint au bassin. L’eau recommença à dégouliner du plafond tandis que la seule source de lumière de la pièce vacillait.
            Mais les mots providentiels étaient gravés dans la mémoire d’Ivac III.

Irrévocablement.





            Mauvais… Tout cela sentait mauvais ! Ils avaient parlé d’une lumière… Et cette prédiction… Mauvais, beaucoup trop mauvais ! Il fallait avertir le Possesseur !

Le gnome était retranché dans un coin sombre du couloir qui menait à la cellule. Il souleva une pierre du mur posée à terre qu’il remit discrètement à sa place en secouant la tête. L’inquiétude lui tordait les traits, rendant hideux ce qui était déjà laid. Il ne mesurait pas plus d’un pied de haut ce qui lui permettait de s’introduire où bon lui semblait. Sa tête était surplombée de cheveux hirsutes et drus qui cachaient en partie un front bosselé. Sa carrure était celle d’un nain dont les épaules carrées soutenaient un cou de taureau. Pourtant, quand il partit en courant vers la sortie, longeant les murs sales des oubliettes, aucun bruit de course ne se répercuta dans le couloir ténébreux.
            Il passa inaperçu.

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  • : Roman fantasy : Filandreux destin
  • : Vous voici entré dans un nouveau monde que vous découvrirez au fil de ma plume. Jeune écrivaine de 18 ans, j'ai le plaisir de vous présenter "Filandreux destin" mon nouveau roman. Bonne lecture !
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