Les plats se suivirent ainsi sous le bavardage incessant de la jeune femme entrecoupé des compliments inlassables de Gildun. Quand la table fut débarrassée pour la deuxième fois avant l’arrivée du dessert, Alana n’y tint plus et se tourna vers sa voisine de droite qu’elle n’avait pas beaucoup entendue pendant la soirée.
- Je vous en prie, parlez-moi ! Si je subis une seconde de plus son jacassement, je crains de dire des paroles qui réduiront à néant tous mes efforts pour paraître éduquée et polie, s’exclama-t-elle avec écœurement.
La jeune femme tourna un visage surpris qui s’étira d’un fin sourire. Elle avait des cheveux courts qui lui effleuraient les épaules au contraire de toutes les dames présentes. Elle était plutôt jolie bien que d’une beauté discrète, la poitrine menue et la taille fine. Dans ses yeux marron brillait une vive intelligence.
- J’accepte de vous aider, je déteste moi-même ce genre de commérages intarissables.
- Merci infiniment ! J’ai du oublié votre nom, vous êtes… ?
- Zavi Eridan.
- Et bien Zavi, je suis ravie de discuter avec vous !
Sa voisine la considéra d’un regard suspect à l’emploi direct de son prénom mais ses lèvres esquissèrent un nouveau sourire.
- Le plaisir est partagé Alana. Vous avez du ressentir une grande joie à l’évocation de votre nom sur la place public cet après-midi.
- Une grande joie ? C’était l’apothéose complète ! J’ai même salué la foule en partant. J’étais sûrement ridicule devant tous ces gens, le visage si rouge d’émotions qu’il devait en être cramoisi.
Alana rit légèrement tandis que Zavi la contemplait d’un visage avenant sans toutefois marquer de réactions plus visibles.
- Vous paraissez habituée à porter ce genre de robe, déclara subitement Zavi.
- C’est gentil, mais je suis persuadée du contraire. On m’aurait habillée d’une armure de métal que je n’aurais pas été moins à l’aise, répondit Alana avec une grimace. Et je suis convaincue que tous les nobles ici présents, y compris le roi, se demandent ce que je fais là. Je ne saurais même pas leur répondre.
- Le Destin dirige ainsi le monde.
- Je ne crois pas au Destin, où celui-ci serait l’être le plus sournois et le plus malveillant qu’il existe vu les atrocités qui demeurent depuis toujours.
Zavi l’observa, surprise de cette réaction catégorique.
- Ne crois-tu pas en l’équilibre des forces ? Une balance entre le bien et le mal, chacun dirigé par une entité qui nous est impossible de comprendre ou même d’appréhender ? Ne crois-tu pas en Helios, dieu du Soleil qui guide chacun d’entre nous dans la voix qui lui est destiné ?
- Non. Je crois en le pouvoir des hommes d’accomplirent des bonnes actions comme des mauvaises. Je pense que c’est à chacun de nous de faire pencher la balance dont tu parles, sans intervention divine ou je-ne-sais-quoi. Je ne crois pas aux créatures de l’Errance, comme je ne crois pas aux fantômes. Je ne crois pas au Destin ni à Helios, comme je ne crois pas aux esprits. Ma seule religion est celle du cœur et la seule justice que j’applique est celle qui me laisse m’endormir en paix le soir.
Les deux femmes se jugèrent du regard sans même remarquer qu’elles étaient naturellement passées du vouvoiement ou tutoiement. La petite blonde aux joues rebondies profita de ce bref silence pour tenter de s’insérer de nouveau dans la conversation, essayant une nouvelle fois de monopoliser l’attention de l’invité phare de la soirée.
Alana se vit obligée de tourner la tête dans sa direction, en plaquant sur ses lèvres un sourire irréprochable.
- Vous savez, continuait la petite blonde sans s’apercevoir de rien, mon valet m’a abandonnée une soirée pour soi-disant garder son enfant malade. Comme si sa vie personnelle était plus importante que mon confort. Je ne le paye pas pour rien. Et la fois où je suis montée à cheval, j’ai failli…
Alana serra les poings. Elle respira lentement pour conserver un visage agréable mais elle ne put s’empêcher de bouger les mains pour réaliser un mouvement que Mendy lui avait enseigné pendant sa préparation. Zavi aperçut le geste. Ses yeux s’élargirent de surprise. Elle suivit les signes reproduits par Alana : « grosse » « truie » avec ébahissement. Quand elle comprit qui elle désignait ainsi, elle éclata de rire, provoquant une foule de regards inquisiteurs dans sa direction.
Zavi était connue pour être une jeune femme réservée à qui il était difficile de tirer d’avantage qu’un sourire compatissant. Alana la regarda étonnée qu’elle ait pu comprendre le sens de ses mots silencieux. Sans plus se soucier de la petite blonde qui les fixait la bouche encore ouverte, elle lui demanda :
- Tu comprends le langage des signes ?
- Ce serait plutôt à moi de te poser la question. Où as-tu appris ça ?
- C’est une servante, Mendy, qui me les a enseignés avant de venir ici.
- Mendy s’est occupée de toi ? s’étonna Zavi en fronçant les sourcils.
- Tu l’as connais ? C’est Kheka, une autre servante qui est allée la chercher quand j’ai refusé l’aide des autres domestiques.
- Kheka ? Que faisait-elle avec toi ? Je les laisse une demi-journée seules et voilà où je les retrouve ! Kheka et Mendy sont mes servantes personnelles. Ce sont des femmes d’une rare fidélité et je ne supporterai pas des critiques à leur encontre.
- Des critiques ? Elles ont été d’une gentillesse remarquable avec moi. Quand j’ai appris que Mendy était muette et quand je l’ai vu s’exprimer avant ses mains, j’étais ébahie. Je ne savais même pas qu’il existait une telle langue ! Tu sais la parler ?
Zavi la regarda, les yeux pétillants de malice, et exécuta une série de gestes rapides qu’Alana fixa avec enthousiasme.
- Je n’ai rien compris, dit-elle avec un grand sourire, mais je suis impressionnée. Et moi, mes gestes étaient corrects ?
- Le vocabulaire était sommaire, déclara Zavi, mais terriblement expressif !
La petite blonde ne trouva pas de meilleur moment pour tenter de s’immiscer une fois de plus dans leur conversation.
- De quoi parlez-vous ?
Les deux jeunes femmes se regardèrent et éclatèrent de rire. Leur fou rire attira de nombreux regards suspects qu’Alana et Zavi ne remarquèrent pas, trop occupées à essayer de se calmer.
- Ce doit être les nerfs qui lâchent, haleta Alana en reprenant son souffle.
Une mélodie débuta alors et résonna avec légèreté dans la salle, stoppant un instant tous les échanges. Alana se détourna de la table pour fixer les musiciens, découvrant pour la première fois un orchestre. Chacune des personnes qui tenaient un instrument étaient habillée d’un costume bleu foncé aux boutons d’or et se tenait dans une position irréprochable. Le roi était vanté dans tout le royaume pour ses artistes de qualité et ses musiciens étaient réputés pour rendre jaloux un rossignol. Les notes s’élevaient sous le regard émerveillé d’Alana qui se sentait comme une enfant assistant à un spectacle de marionnette même si une boule au creux de son ventre lui rappelait la réalité.
Gildun profita des premiers nobles qui se levaient pour rejoindre la piste de danse pour tenter d’attirer Alana.
- M’accorderez-vous cette danse ? demanda-t-il d’une voix doucereuse.
- Je suis désolée, je préfère rester à ma place pour le moment, répondit-elle avec un sourire contrit.
Gildun esquiva une moue déçue qu’il réprima aussitôt. Il insista quelques minutes avant de se résoudre à inviter la petite blonde au visage rebondi qui accepta aussitôt son offre. Alana les vit s’éloigner avec plaisir mais quand elle se tourna en direction de Zavi pour partager cette joie, elle la découvrit s’éloignant au bras d’un jeune homme vers le centre de la salle.
Alana se retrouva seule pour la deuxième fois de la journée et ses pensées l’assaillirent de nouveau, lui serrant le cœur de doutes et de questions. Un serveur en gris déposa devant elle son dessert, une tarte aux pommes encore chaude, recouverts d’une onctueuse crème blanche. Alana s’empara de sa cuillère en argent et porta machinalement un morceau de tarte à ses lèvres. Les bouchées ne semblaient plus avoir de goût. La profusion de nourriture qu’elle avait vue en une soirée l’écœurait. Elle qui avait si souvent eu faim auparavant n’éprouvait aucun plaisir devant le festin qui avait été préparé en son honneur.
- Vous dansez ? fit soudain une voix derrière elle.