Alana resta assise quelques minutes en silence, à réfléchir à Thyone, ce qui lui avait dit, ce qu’elle allait devenir chez les elfes, la pierre, la magie, ce qu’elle devait encore apprendre de la cours elfique, les réactions qu’elle provoquait, les nobles, Jorin, Syrma qui lui manquait, l’incroyable chance de rencontrer des êtres de légende, ce qu’elle faisait là, comment elle remettrait la missive du roi à la reine… Tiens d’ailleurs, elle devait régler le problème du parchemin sans attendre ! Elle jeta un coup d’œil à sa sacoche d’où le papier satiné dépassait, immanquablement scellé. Elle tendit la main pour l’attraper et l’examiner de nouveau.
— Alana ?
La voix raisonna brusquement derrière la jeune fille, lui faisant faire un bon sur place. Pourquoi n’entendait-elle jamais personne arriver ? C’était sûrement à cause de cette maudite herbe, si dense qu’elle étouffait le bruit des pas ! Alana laissa retomber sa main et se retourna avec appréhension. Ce n’était quand même pas ce fichu Thyone qui revenait accompagné ?
— Zavi, Kheka ! émit-elle dans un soupir de soulagement. Vous pouvez venir si vous voulez !
Les deux jeunes femmes s’approchèrent et s’assirent à ses côtés. Le spectacle qu’elles offraient - toutes trois en cercle, posées à même le sol - aurait surpris la plupart des voyageurs, mais elles étaient trop reculées du camp pour qu’on leur prête attention. Une diligence les cachait également aux regards curieux.
— Nous avons croisé Thyone avec une expression meurtrière dans les yeux. On s’est dit qu’il n’y avait que toi pour l’avoir provoquée, donc on s’est mis à ta recherche au cas où tu aurais besoin des premiers secours, expliqua Zavi avec une voix mi-ironique, mi-sérieuse.
— Mon seigneur Dhyle aurait pu se laisser aller, nous savons qu’il ne vous porte pas dans son cœur, continua Kheka avec une grimace. J’espère que vous ne l’avez pas provoqué !
— Moi ? s’écria Alana en ouvrant de grands yeux. C’est lui qui est venu me voir pour me dire des atrocités ! Il m’a dit que tous les nobles m’étaient hostiles…
— Ce qui n’est pas faux… répliqua Zavi.
Kheka lui jeta un regard noir ; ce n’était pas le genre de choses qu’on énonçait tout haut. La Dame haussa les épaules : une vérité était une vérité, elle n’allait pas s’amuser à prendre des pincettes pour ménager les petits cœurs fragiles !
— Même toi, Zavi ? demanda Alana après un instant.
— Bien sûr que non !
— Veux-tu dire que tu me défends ?
— Bien sûr que non ! répéta-t-elle.
Alana fronça les sourcils.
— Je ne vais pas me mettre les nobles à dos pour tes beaux yeux, ma belle. Alors quand je suis avec eux, je compatis sur notre sort qui nous oblige à tolérer une pauvre sotte dans nos rangs. Je suis d’ailleurs très convaincante !
— Je suis contente de le savoir… Et comment expliques-tu nos nombreuses conversations ?
— Voyons, tout le monde connaît mon grand cœur et ma grande franchise ! Si je dois m’accommoder d’une jeune villageoise ignorante, autant que je m’occupe d’elle. Vois-tu, je m’efforce malgré la répulsion que tu m’inspires, à rester à tes côtés et à t’éduquer comme je l’ai promis au roi.
Les lèvres de Zavi étaient étirées dans un de ses sourires espiègles dont elle avait le secret. Alana se retint de rire.
— Comment veux-tu que je te fasse confiance quand tu me dis des trucs pareils ? lui lança-t-elle avec un grand sourire.
— Justement parce que je te les dis, répliqua Zavi avec une expression entendue.
— Et vous savez, ajouta Kheka, si les nobles ne vous aiment pas, ce n’est pas le cas des serviteurs et des gardes ! Le comportement que vous avez eu avec Mehlin et Fita vous a conquis leur respect et leur amitié. Je n’ai pas entendu un soldat dire du mal de vous, ni un domestique !
Alana sourit.
— Merci Kheka ! Ca me fait plaisir de l’entendre.
— Mais que faîtes-vous ici ? ajouta son amie. Pourquoi vous êtes vous isolée ? Ce n’était pas prudent ! Et cela ne vous ressemble pas !
Alana jeta un coup d’œil au parchemin qui dépassait toujours de sa sacoche. Elle contempla ses compagnes à tour de rôle. Elle ne parviendrait pas à ouvrir la missive sans de l’aide ; elle n’avait même pas de couteau ! Elle pouvait en voler un au repas du soir, mais aurait-elle encore l’occasion de se soustraire aux regards, cachée derrière une diligence, loin du camp ? Cependant, pouvait-elle leur faire confiance ? Les questions tournaient dans son esprit. Le malaise qu’elle avait ressenti en cachant à Kheka que la pierre était bien magique se raviva. Elle ne laisserait pas deux fois la prudence l’emporter ! Elle ne pouvait pas tout garder pour elle ! Si seulement Jorin avait été là…
— J’ai besoin de votre aide, lâcha-t-elle. J’ai avec moi une lettre du roi à l’adresse de la reine des Elfes. Je voudrais l’ouvrir.
Kheka s’étrangla.
— Vous ne pouvez pas faire ça ! C’est une lettre du roi ! s’écria-t-elle.
Sa voix tirait dans les aigues alors que Zavi restait impassible.
— Je peux la voir, demanda-t-elle.
Alana s’empara du parchemin qui l’attendait encore dans sa sacoche et le tendit à la jeune noble. Zavi s’en empara et examina avec attention le sceau. Elle hocha la tête.
— C’est bien une lettre du roi en personne. Je suis surprise qu’il t’ait remis une telle missive. Pourquoi veux-tu l’ouvrir ?
— Il ne faut pas l’ouvrir ! répéta Kheka, apeurée.
— Ne t’inquiète pas Kheka, personne ne le saura !
La jeune servante croisa les bras pour montrer ce qu’elle en pensait et prit une expression butée.
— Le roi m’a parlé de… menaces. À nos frontières. Il m’a parlé de guerres qui se répétaient tous les 200 ans et qui allaient peut-être se répéter une nouvelle fois… Maintenant.
Les deux jeunes femmes l’écoutaient avec attention. Le visage de Kheka s’était légèrement relâché tandis que Zavi affichait une mine perplexe.
— J’ai du mal à y croire, continua Alana. Pour moi, le passé, c’est le passé. Chaque personne est maitresse de ses actes. Chacun de nous peut choisir de rester enfermé dans le temps ou de se lancer sans plus attendre dans l’avenir. Mais voilà, je suis là. Cela remet tout en cause ! Qu’est-ce qui a poussé le roi à me choisir ? Pourquoi n’a-t-il pas annoncé au peuple Thyone Dhyle comme il en avait l’intention ?
Alana laissa sa voix s’éteindre. Ses deux compagnes l’écoutaient en silence, suspendues aux mêmes interrogations qu’elle.
— Je veux savoir, conclut la jeune fille d’une voix déterminée. Je veux savoir ce que je fais là. Je veux savoir dans quoi nous nous embarquons. Pas vous ?
Alana fixa ses amies d’un air décidé. Kheka se trémoussa sur place. Zavi la contemplait, songeuse. Les trois jeunes femmes s’observèrent ainsi, sans qu’aucune ne reprenne la parole. Ce fut étrangement Kheka qui finit par briser le silence.
— Je suis d’accord, finit-elle par déclarer, surprenant ses deux compagnes. Ce n’est pas bien, ce n’est absolument pas bien ! Mais je veux savoir aussi.
Elle se tourna vers Alana et la fixa avec des yeux sévères.
— Vous avez une influence regrettable sur moi, ma Dame !
Alana lui sourit franchement.
— Et j’en suis très heureuse, répliqua-t-elle en lui serrant la main pour la remercier. Et toi Zavi ?
— Bah au pire, qu’est-ce que je risque ? Si jamais quelqu’un vient à découvrir que cette lettre a été ouverte, c’est toi qui sera en tord. Autant que je connaisse moi aussi son contenu.
— Je suis contente de voir ta grande solidarité !
— Ne me remercie pas, ma belle, c’est tout naturel !
Elles échangèrent un grand sourire moqueur.
— Bon, reprit Alana, il me faudrait un couteau.
— Je n’en ai pas, mais j’ai des ciseaux, répondit Kheka.
— Ca fera l’affaire, je pense.
Kheka s’empara de la fine bandoulière qui pendait le long de sa taille et en ressortit une petite paire de ciseaux, soigneusement rangé dans un fourreau.
— Depuis quand te balades-tu avec des ciseaux sur toi ? lui demanda Zavi en fronçant les sourcils.
— Depuis que ma maîtresse me demande de lui couper les nœuds qui retiennent ses tresses ou de recoudre un trou dans une de ses robes en pleine journée, répliqua-t-elle.
— Personnellement, je ne vais pas m’en plaindre ! s’exclama Alana.
Kheka lui remit sa paire de ciseaux. Elle grimaça lorsqu’elle vit l’une des lames se rapprocher du sceau royal.
— Si vous compter passer dessous la cire, vous allez la faire craqueler ! Il faudrait une lame chauffée à blanc pour que ça n’abime pas le sceau…
— Sauf que, répliqua Zavi d’un air narquois, si tu ne l’avais pas encore remarqué, nous n’avons pas de feu !
Kheka haussa les épaules.
— Une lame chauffée à blanc, répéta Alana. J’ai peut-être ce qu’il nous faut !
Les cours de Strefta lui étaient revenus en mémoire. La jeune femme posa sa sacoche sur ses genoux. Elle farfouilla dedans sous le regard intrigué de ses compagnes. Elle en ressortit enfin un petit sachet qui contenait de longues feuilles séchées. Elle en sortit deux et les plaça de chaque côté de l’une des petites lames de la paire de ciseaux.
— Ces feuilles ont des propriétés remarquables, expliqua-t-elle à ses amies. Elles sont souvent utilisées en cas de fièvre pour la faire retomber. Il suffit de les moudre, d’ajouter des feuilles de pissenlit et de les faire boire au malade.
Kheka et Zavi plissèrent les yeux, dubitatives sur le rôle que pouvaient avoir les plantes. Les mains d’Alana avait entamé un rapide mouvement de va et vient sur la lame grâce aux feuilles qu’elle pinçait de chaque côté.
— Elles sont aussi utilisées en mer, quand il fait très froid où lorsqu’une tempête survient. Il suffit de s’en frotter les mains pour qu’aussitôt une forte chaleur s’en dégage. Cela permet aux marins de continuer à manipuler des cordes gelées ou mouillées dans de mauvaises conditions.
— Vous essayez de chauffer du métal avec des feuilles ? s’écria Kheka avec une voix stupéfaite.
— C’est exact, répondit Alana, un sourire satisfait aux lèvres.
Le sceau fut ainsi habilement détaché. Les doigts d’Alana déplièrent lentement la lettre pour que le doux papier ne se froisse pas. La tête des trois femmes vint se pencher au-dessus de la missive.