- Voilà la porte, désigna Jorin en tendant le doigt. Tu vas devoir convaincre un serviteur de te laisser entrer. Tu sais comment faire ?
Alana hocha la tête.
- Alors vas-y. Et promets-moi d’être prudente !
Alana acquiesça une nouvelle fois et lui adressa un sourire crispé. L’excitation du moment était retombée et un nœud lui serrait cruellement le ventre. Elle s’éloigna de ses deux amis pour se présenter seule à la petite porte qui devait être utilisée par les domestiques des Balsnark pour aller et venir de la propriété aux rues tortueuses. Elle inspira profondément avant de frapper au battant de bois et d’attendre anxieusement. Aucune réponse ne vint ébranler le silence et elle retenta une approche plus vigoureuse. Ses yeux étaient sans cesse attirés par une cloche en bronze accrochée au mur qui jouxtait la porte. Elle réprouvait l’idée de s’en servir car son tintement retentirait dans toute la rue et attirerait les curieux qui passaient par là. Elle attendit plusieurs minutes avant de fléchir et de s’emparer de la cordelette qui permettait d’actionner la cloche. Elle sonna deux coups secs et portants ; son cœur battait la chamade mais son visage n’en laissait rien paraître. Des pas retentirent derrière la porte, raclant des pieds dans une allée de gravier.
- Qui va là ? Cette maison ne reçoit personne.
La voix résonna à travers le battant d’un ton catégorique.
- Personne ne m’a jamais laissé sur le pas de sa porte, répondit Alana mielleusement. Et votre maître sera sûrement furieux si vous le faîtes. Il ne faudrait pas que sa colère vous retombe dessus.
La trappe de la porte qui permettait d’observer les étrangers sans leur ouvrir et qui se situait à hauteur d’yeux grinça. Elle s’ouvrit lentement, laissant apparaître des yeux noirs surmontés de sourcils broussailleux. Un regard sévère la jugea de haut en bas, sans s’émouvoir.
- Je suis le maître de maison.
Alana recula par surprise et failli trébucher. Elle cligna plusieurs fois des paupières. La malchance s’accrochait à elle jusqu’au bout de son entreprise. Elle n’avait jamais prévu dans ses plans que le vieux Balsnark lui ouvrirait lui-même. Elle l’avait imaginé comme un vieil homme aux cheveux blancs, légèrement voûté d’avoir trop protégé son trésor. Cette image semblait loin de correspondre à la réalité puisque l’homme qui apparaissait derrière la trappe paraissait grand et fier. Elle toussota avant de prendre la parole.
- Je suis incroyablement gênée… murmura-t-elle en baissant humblement les yeux. Vous êtes messire Balsnark ?
- Oui.
- J’ai été envoyé à vou…
- Par qui ? la coupa-t-il brusquement.
- Mes clients préfèrent taire leur nom.
- Alors vous ne m’intéressez pas.
Et le maître de maison ferma la trappe au nez d’Alana. Elle jeta des regards affolés autour d’elle. Elle ne pouvait pas renoncer maintenant, elle était trop près du but !
- Votre femme, déclara-t-elle.
La réponse s’échappa de sa bouche sans qu’elle n’y réfléchisse. Les pas qui s’éloignaient déjà de la porte se stoppèrent pour finalement faire demi-tour. Quelle était la folie qui lui avait fait prononcer cette réponse aberrante ? Quelle épouse enverrait à son mari une prostituée ? C’était simplement impossible. Inconcevable !
La trappe se rouvrit doucement laissant apparaître des sourcils froncés.
- Ma femme ? Ma femme vous aurait demandé de me tenir compagnie ?
Un rire moqueur se fit entendre. Alana sentait son esprit bouillonner pour chercher une explication plausible sans qu’aucune ne lui paraisse appropriée. Elle se lança pourtant d’une voix assurée qu’elle était loin de ressentir.
- N’avez-vous jamais entendu dire qu’un homme stimulé dans sa vie privée rend son ménage plus heureux ?
- Insinuez-vous que je ne la satisfais pas ? répliqua-t-il aussitôt en haussant le ton.
- Bien sûr que non messire, mais l’expérience dit qu’un peu de piment ne fait jamais de mal. Votre femme fait preuve d’une grande modernité. Je serais fière à votre place d’avoir une épouse capable de laisser sa fierté de côté pour son couple. Car mon passage doit rester secret.
- A quoi bon puisque c’est elle qui vous envoie ?
Alana prit l’air choqué, les lèvres entrebâillées.
- Le dire serait se couvrir de honte ! Cela fait partie des actes dont il faut tirer bénéfice sans le crier à tue tête. Je compte sur vous pour être discret. J’avais promis à votre femme de ne pas révéler que c’était elle qui m’envoyait. Mais je souhaite toucher le reste de l’argent qu’elle m’a promis et je déteste mentir à mes clients. Je remplirais donc la mission qu’elle m’a confiée et je lui donnerais entière satisfaction.
Elle croisa les bras et prit une mine boudeuse, déterminée. Il devait la croire et la laisser entrer, jamais elle n’atteindrait la pierre si elle restait sur le perron. Un courant d’air vint lui caresser la peau et elle eut un frisson involontaire. Ce petit geste mécanique parut décider Balsnark et il referma la trappe, coupant court à leur conversation. Alana soupira. Elle fixa la porte d’un regard vague. Elle avait échoué. Une nouvelle fois. Elle aurait mieux fait d’envoyer Kheka, elle s’en était mieux sortie dans la bijouterie, elle aurait fait mieux à sa place. Elle aurait assurément trouvé une meilleure réponse qu’introduire l’épouse du vieux Basnark dans l’histoire. Elle avait toujours eu trop de culot pour son bien ! Elle tourna les talons pour rejoindre la rue aux pavés poussiéreux quand un raclement se fit entendre. Elle se figea et aperçut le battant de la porte s’entrebâiller lentement sous ses yeux ébahis. Un jardin adroitement entretenu se révéla soudain, obstrué par une tête qui la fixait sévèrement.
- Eh bien, ne vouliez-vous pas entrer ?
Alana scruta le visage de Balsnark pour déceler une trace d’ironie dans son regard avant d’avancer d’un pas. Elle se tint droite devant lui et les yeux de l’homme s’allumèrent d’une lueur de convoitise. Il s’écarta légèrement pour la laisser passer et Alana s’engagea sur le chemin de cailloux qui traversait le jardin. Il referma la porte derrière elle sans ajouter un mot et la précéda jusqu’à sa demeure. Alana profita du trajet pour l’observer du coin de l’oeil. Il avait une forte carrure et devait la dépasser d’une tête et demie. Ses cheveux gris clairs étaient coupés courts et sa démarche suffisante ne lui inspirait pas confiance. Elle se força pourtant à adopter une allure légère et un visage avenant malgré ses mains moites et la boule qui occupait toujours son ventre. Elle reporta son attention sur ce qui l’entourait et observa une petite cour qui se dégageait lentement après un tournant. Une fontaine en pierre blanche était accolée au mur de la maison qui délimitait l’un des bords de la cour. Balsnark la regarda, enregistrant les détails de sa tenue avec un sourire satisfait.
- C’est ici, après vous, l’invita-t-il en lui ouvrant la porte.